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La Guerre et la Paix tome 1 sur 3

Élisabeth Guertik (Traducteur)Michel Aucouturier (Éditeur scientifique)
EAN : 9782253088974
992 pages
Le Livre de Poche (25/08/2010)
4.39/5   2443 notes
Résumé :
"Eh bien, mon prince, Gênes et Lucques ne sont plus que des apanages, des domaines de la famille Buonaparte". Prononcés en français, ces mots par lesquels une grande dame de Saint-Pétersbourg accueille un ami au mois de juin 1805 nous plongent d'emblée dans l'atmosphère des salons aristocratiques. Mais ils nous disent aussi que, passé les scènes de la vie domestique et mondaine, le véritable sujet du roman sera l'Histoire et les hostilités entre la France de Napoléo... >Voir plus
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On ne peut pas, décemment, dresser le portrait d'une fresque telle que La Guerre Et La Paix, sans s'étaler dans quelques longueurs, ce sur quoi je vous prie, par avance, de m'excuser ou, si la tâche s'avère trop pénible pour le lecteur, de sauter lestement vers un autre commentaire que vous jugerez plus disert.

Tout d'abord, et avant toute chose, quel est le projet littéraire de l'auteur en s'engageant dans la construction d'un tel monument ? On peut certes lui rendre grâce de nous l'avoir exprimé assez clairement sous forme d'essai dans son épilogue, quoique l'essai qui clôture le roman n'apporte pas de justification à toute la partie roman de l'ouvrage.

Car La Guerre Et La Paix est : 1- un roman, 2- un roman historique et 3- un essai. Tous trois à la fois et tous trois imbriqués les uns dans les autres, d'où sa résistance à toute catégorisation stricte.

Cependant, tel un fil conducteur, Lev Tolstoï nous rappelle périodiquement son projet littéraire tout au long du cours majestueux du roman fleuve. En substance, j'en retiens qu'à l'échelon individuel, nous avons le sentiment de prendre des décisions, de diriger nos vies, de faire des choix bons ou mauvais, en un mot, d'être libres.

Mais en réalité, quand on prend un peu de hauteur, dans l'espace ou dans le temps, on s'aperçoit qu'on ne décide réellement d'à peu près rien, que nous sommes comme l'insecte aquatique ou le passager d'un train, qui, tout en se déplaçant dans différentes directions, dans son cours d'eau ou dans la succession des wagons, n'en est pas moins le jouet du mouvement général, inexorable, supra humain.

Le poids de l'histoire et de la destinée décide de tout, même de ce que nous croyons être nos décisions propres. C'est ce que, bien des années plus tard, un autre auteur dans un autre roman a brillamment appelé « l'insoutenable légèreté de l'être ».

Je vais illustrer cette démarche de Tolstoï non au moyen de l'épilogue, ce qui eût été facile, mais plutôt de ces quelques passages issus du corps du roman (j'ai retenu ces quelques extraits, j'aurais pu en choisir bien d'autres à d'autres endroits du livre) :

« Très attentif aux propos que Bagration échangeait avec les chefs et aux instructions qu'il leur passait, Bolkonski remarqua non sans surprise qu'en réalité le prince ne donnait aucun ordre mais s'efforçait seulement de faire croire que tout ce qui arrivait par la force des choses, par hasard ou par la volonté des chefs de corps, se faisait sinon par son ordre, du moins conformément à ses intentions. Néanmoins, bien que les événements fussent livrés au hasard et ne dépendissent nullement de sa volonté, la seule présence de Bagration obtenait, grâce au tact dont il faisait preuve, de surprenants résultats. Les chefs qui l'approchaient avec des visages bouleversés le quittaient rassérénés ; les officiers et les soldats, soudain ragaillardis, le saluaient de joyeuses acclamations, prenant plaisir à étaler devant lui leur bravoure. »
Livre premier, Deuxième partie, Chapitre XVII.

« Au lieu d'une beauté marmoréenne ne faisant qu'un avec la toilette, il devinait sous le voile léger du vêtement tous les charmes d'un corps adorable. Et dès l'instant où il avait fait cette découverte, il ne lui était plus possible de voir autrement, de même que nous ne pouvons nous laisser prendre une seconde fois à une supercherie.
" Ainsi, vous n'aviez pas encore remarqué combien j'étais belle ? semblait dire Hélène. Vous n'aviez pas vu que j'étais une femme ? Oui, je suis une femme, qui peut appartenir à celui-ci ou à celui-là, à vous comme à un autre." Et sur-le-champ Pierre sentit qu'Hélène non seulement pouvait mais devait être sa femme, qu'il ne pouvait en être autrement. Il le sut dès cette minute aussi sûrement que s'il s'était trouvé avec elle devant l'autel. Comment et quand cela se ferait-il ? Il l'ignorait ; il ne savait même pas si ce serait là un heureux événement (il prévoyait même vaguement le contraire), mais il était sûr que cela aurait lieu. »
Livre premier, Troisième partie, Chapitre I.

« C'en est donc fait, songeait-il... Et comment tout cela est-il arrivé ? Si vite ! Je vois maintenant que ce n'est pas seulement pour elle ni pour moi, mais pour eux tous que " cela " doit inévitablement s'accomplir. Tous sont tellement convaincus que " cela " arrivera que je ne peux pas décevoir leur attente. Comment cela se fera-t-il ? je n'en sais rien, mais cela sera, cela sera certainement. » […] « Cela devait fatalement arriver, se disait Pierre ; il est donc fort inutile de se demander si c'est un bien ou un mal. En tout cas, maintenant que la chose est conclue, me voilà délivré de mes doutes angoissants ; c'est toujours cela de gagné. »
Livre premier, Troisième partie, Chapitre II.

« La marche des choses de ce monde est arrêtée d'avance, elle est subordonnée au concours de tous les libres arbitres des personnes qui y prennent part, et les Napoléon n'ont sur elle qu'une influence extérieure et apparente. »
Livre troisième, Deuxième partie, Chapitre XXVIII.

Mais après avoir examiné le projet littéraire, encore faut-il nous interroger sur les motivations véritables de Tolstoï, notamment pour la partie la plus romanesque, et c'est là que j'outrepasse largement les limites décentes de la conjecture.

Lév Tolstoï commence donc par nous présenter un certain nombre des personnalités qui émailleront son récit, tous ou presque représentants de la vieille aristocratie russe, du grand monde d'alors. Il s'attache à nous le bien montrer, à nous le faire humer et ressentir sans omettre de nous préciser que sous ce vernis de belles manières et de grandeur d'âme siège le même pesant de mesquineries, de vilenies et autres mauvais penchants qu'ailleurs. Il est juste un peu mieux dissimulé.

Trois familles principalement, et les personnalités gravitant autour vont nous occuper : les Rostov, les Bolkonski et ce qu'il reste des Bézoukhov.
Comme dans Anna Karénine, l'auteur pompe abondamment dans sa propre biographie pour donner corps à ses personnages. Pierre Bézoukhov et André Bolkonski sont en fait un dédoublement de la propre personnalité de l'auteur.

Il en va probablement de même du personnage de Nicolas Rostov où Tolstoï règle ses comptes avec les illusions de sa jeunesse militaire mais où l'on lit surtout un portrait du propre père de Tolstoï qui a pris part à la campagne de Russie. Lequel Nicolas devient quelques années plus tard un véritable sosie du comte rural qu'était l'auteur au moment où il rédigeait La Guerre Et La Paix.

Si l'on ajoute à cela que le domaine familial des Bolkonski à Lyssia Gori ressemble à s'y méprendre au domaine familial de l'auteur à Iasnaïa Poliana, que son propre grand père s'appelait Nicolas Volkonski et qu'il ressemble comme deux gouttes d'eau au vieux Nicolas Bolkonski, père du prince André, qu'il fut lui-même aide de camp du véritable Koutouzov en 1812 (l'auteur dédouble donc son propre grand-père en Nicolas et André Bolkonski) la ressemblance est saisissante.

J'ajoute à cela un passage qui peut paraître anodin mais qui ne l'est pas car on sait que Tolstoï s'est beaucoup documenté, notamment dans les archives familiales, pour rédiger son oeuvre. C'est le vieux prince Bolkonski qui parle à son fils André :

« — Sans doute mourrai-je avant toi. Sache donc que ce sont là mes mémoires ; il faut les remettre à l'empereur après ma mort. Et voici une lettre et une reconnaissance du Mont-de-Piété : c'est un prix pour celui qui écrira l'histoire des campagnes de Souvorov ; à transmettre à l'Académie. Voici enfin mes remarques personnelles, lis-les après moi, tu y trouveras profit. »
Livre Premier, Première partie, Chapitre XXVIII.

Enfin, si l'on se souvient que Tolstoï perd ses parents jeunes et que le mot de la fin revient au petit-fils du vieux prince Bolkonski, on prend la pleine mesure de l'importante part d'autobiographie familiale qu'il y a dans la motivation à rédiger la partie « roman » de la Guerre Et La Paix.

Mais il nous reste, ce me semble, à examiner une dernière motivation de l'auteur. Lév Tolstoï était trop amoureux de la littérature française pour n'avoir pas lu ou grandement entendu parler des Misérables d'Hugo, sorti en 1862 et qui fait la part belle tant à l'influence des événements historiques (tels que la bataille de Waterloo ou les révoltes des années 1830) qu'à leur poids sur la destinée de certains personnages, notamment Thénardier et Marius pour Waterloo et Gavroche sur les barricades.

Comment Tolstoï, vu ses convictions sur la destinée, ses expériences militaires et son héritage familial aurait-il pu ne pas être sensible à un tel schéma romanesque et ne pas vouloir se l'approprier en le poussant plus encore dans cette direction, avec une ampleur jusque là jamais vue ?

Puisque j'en suis au chapitre des influences de la littérature française, encore faut-il que je m'avance d'un pas supplémentaire sur le terrain douteux des conjectures et de mes interprétations personnelles.

On a beaucoup parlé et beaucoup hésité sur la traduction que l'on devait apporter au titre de l'ouvrage. En russe, il n'y a pas d'article ce qui donnerait le très puissant et très évocateur « Guerre et Paix ». Alors pourquoi diable Lév Tolstoï en personne, en sa qualité de parfait bilingue francophone (le nombre impressionnant de passages en français dans le texte en atteste s'il en était besoin) a-t-il tenu à ce que le titre français soit « LA guerre et LA paix » ?

Cela semble moins efficace comme titre et l'on a bien traduit en français des titres antinomiques dans le même genre comme « Crime et Châtiment » ou « Maître et Serviteur ». Alors pourquoi ce titre ? Selon moi, il faut aller chercher l'explication du côté d'un très évident clin d'oeil au fameux roman de Stendhal « LE rouge et LE noir », lui aussi très empreint du sceau de la destinée.

Stendhal, au demeurant, ayant comme Tolstoï transpiré sur les champs de bataille, à l'époque napoléonienne, qui plus est. Je signale au passage que Stendhal est peut-être l'auteur francophone dont le style littéraire semble le plus voisin de celui de Tolstoï.

Mais en fait, je crois tout compte fait que la source principale d'inspiration du titre de l'ensemble de cette gigantesque fresque, s'il est certes à chercher dans la littérature française comme j'en suis convaincue, ce n'est peut-être pas uniquement chez Hugo et Stendhal qu'il faut la chercher : en effet, l'ami Tolstoï était très intéressé par les questions d'ordre politique et s'il y a bien un livre politique qui remuait les esprits éclairés à l'époque, il est à rechercher chez Pierre-Joseph Proudhon qui avait publié en 1861 (soit quatre ans à peine avant que Tolstoï ne s'attèle à la rédaction de son roman) un gros livre intitulé, je vous le donne en mille… eh oui, ne cherchez plus : La Guerre et la Paix ! D'où, à n'en pas douter, l'intérêt que l'auteur portait à cette forme pour son titre en français. (CQFD)

Ouf ! Nous y voilà ! Avec l'examen du projet littéraire de l'auteur, je vous ai sans doute bien endormi et je me dois de faire court désormais. Vous savez maintenant que l'auteur a cherché à mêler 1- l'histoire de sa famille et 2- L Histoire avec un grand H dans 3- une réflexion plus vaste sur la destinée et le libre arbitre (d'où 1- le roman, 2- le roman historique et 3- l'essai.)

Le contexte retenu est celui des campagnes napoléoniennes de 1805 (Austerlitz), 1807 (traité de Tilsit) et surtout 1812 (campagne de Russie).
Le résultat est tout simplement grandiose, un livre monumental dans tous les sens du terme.

Au-delà des basses terres de la partialité, de l'effet de mode ou de la notoriété indue est un royaume où ne pénètrent que les grands parmi les grands. Ceux qui foulent du pied ce domaine ont au bout de la plume des mots, des formules, des constructions qui jamais ne se fanent ou ne subissent de vents contraires. Ces quelques élus sont des artistes du verbe comme il existe des artistes de la sculpture ou de l'image. Lév Tolstoï est de ceux-là.

Il fait partie du royaume de ceux qui ont écrit des oeuvres que le temps, au lieu de les ternir, rend plus brillantes chaque jour. du moins, c'est mon avis, un malheureux avis pris dans le cours houleux de l'histoire, c'est-à-dire, pas grand-chose.
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La langue française a beau posséder un vocabulaire très riche, parfois, lorsqu'il s'agit de dresser un panégyrique, il arrive pourtant qu'on manque de superlatifs.

Telle est mon impression au moment d'écrire mon modeste billet sur une oeuvre aussi colossale et brillante que "Guerre et Paix".

Je pourrais résumer en disant qu'après avoir lu "Les Misérables" d'Hugo et "Guerre et Paix" de Tolstoï, j'ai le sentiment de pouvoir mourir en paix mais heureusement je pense avoir encore quelques belles années de lecture devant moi, qui me permettront sans aucun doute de découvrir encore bien des chefs-d'oeuvre littéraires.

Avec "Guerre et Paix", nous assistons à l'émergence du roman-fleuve, de la saga ; autant vous dire que le scénariste de la dernière adaptation du roman de Tolstoï en 2015 par la BBC n'a pas trop eu à se fouler tant le rythme est équilibré, tant l'action est parfaitement distillée et tant les nombreux personnages sont si intimement fouillés dans leur âme, leurs opinions et leurs sentiments.

Quant à moi, que dire, si ce n'est qu'entre deux coups de canon, j'ai eu un gros coup de coeur ! 1 680 pages ont passé sur moi dans un grand souffle constellé d'étoiles, avec éclat et douceur à la fois, sans un instant d'ennui. Les aiguilles de la grande horloge du salon ont parcouru bien des tours, la pendule de la chambre a tinté bien des fois, les heures ont coulé les unes après les autres sans que je leur prête attention tandis que l'incroyable narration de Tolstoï m'emportait loin, bien loin de mon temps et de mon quotidien.

Stop, je n'en dirai pas plus, il appartient à chaque lecteur de vivre cette expérience intense. Pour ma part, j'ai eu bien tort de redouter si longtemps cette lecture, plus accessible, de mon point de vue, que celle d'"Anna Karénine".


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Longtemps je me suis demandé par quels chemins je pouvais revenir vers vous et vous parler de cette vaste fresque qu'est La Guerre et la Paix, le chef d'oeuvre de Léon Tolstoï, à propos duquel le philosophe Alain a dit : « Lisez, relisez ces pages éternelles. N'espérez pas en trouver ailleurs l'équivalent ».
L'ampleur de cette oeuvre magistrale ne doit pas effrayer ni le lecteur, ni le chroniqueur. Ma rencontre avec ce récit s'est faite à la lecture de deux tomes en livre de poche qui totalisent près de deux mille pages. Ce fut une rencontre inouïe mais pas de manière immédiate, certaines sensations se sont révélées bien plus tard, comme des bulles remontant à la surface de l'eau.
Certes ce texte est long, surtout vers la fin, pour parodier Woody Allen évoquant l'éternité. Surtout vers la fin il y a en effet cet épilogue où Tolstoï développe sa conception de l'Histoire, la place du hasard et du déterminisme... et que je vous avoue avoir largement survolé, ayant l'autorisation du grand maître. En effet, reconnaissant que cet épilogue risquait de décourager plus d'un, il précisa un jour que certains lecteurs qu'il désignait sous l'expression très belle de « lecteurs artistiques » peuvent se passer de cet épilogue car ils savent comprendre le sens historique du récit sans qu'ils aient besoin de concepts théoriques qui viennent le leur expliquer. Alors, là je me suis engouffré immédiatement dans cette magnifique invitation. C'était la première fois qu'on me qualifiait de « lecteur artistique »...
Entrant dans ce texte, poussant la porte des premières pages, j'ai eu le sentiment de découvrir quelque chose de nouveau pour moi, quelque chose d'à la fois sobre et mystérieux, comme recelant une âme enfermée.
Puisqu'il s'agit d'exprimer un ressenti ou plutôt des ressentis, je vous avouerai d'emblée que l'écriture est fluide, rythmée, inspirante, elle m'est apparue accessible ; l'ampleur du texte qui nous attend n'est pas une montagne mais plutôt un grand fleuve qui nous emporte. C'est une oeuvre romanesque, profondément humaine, elle prend la main du lecteur pour l'entraîner dans un tourbillon de vies.
Bien sûr il y a beaucoup de personnages et en même temps, pas tant que cela finalement si nous nous intéressons simplement aux personnages principaux. Mais mon propos déplairait à Tolstoï car justement la générosité de ce roman empli d'humanité est de donner une place méritée autant aux humbles, au peuple qu'aux grands, à l'élite...
Je n'aime guère les faits d'armes historiques et belliqueux et je préfère déjeuner en paix plutôt que de goûter aux mondanités. Guerre et Paix rassemble donc tous les ingrédients qui, a priori, pouvaient m'indisposer. Mais voilà, Tolstoï est à la littérature ce que Bach est à la musique.
Oui il est question ici de la guerre, je ne vais pas vous le cacher. Certains pourraient être par avance effrayés de cela et d'autres qui s'attendent à moultes descriptions détaillées d'affrontements horribles par le feu et le fer, pourraient aussi à leur tour être extrêmement déçus.
Ici, point de grands panoramas sur de larges plaines où les troupes se rassemblent avant de s'élancer les unes contre les autres. La description de la bataille d'Austerlitz vue par Tolstoï ne ressemble en rien à la description de la bataille de Waterloo, façon hugolienne dans Les Misérables. Tolstoï décrit la guerre à hauteur d'hommes, et se plaît à aborder le champ de bataille avant et après, ce qui compte ici c'est précisément cette ambiance qui enveloppe l'événement et non l'événement en lui-même, sa description détaillée n'apporte pas forcément un éclairage indispensable...
Dans Guerre et Paix, l'action s'étale de 1805 à 1820, visitant les guerres napoléoniennes vues du côté russe, au travers notamment de ces trois fameuses batailles, Schöngrabern, Austerlitz et enfin Borodino, celle que les Français appellent la bataille de la Moskova. Nous voyons ainsi l'influence de ces guerres et le bouleversement qui s'ensuit dans la société russe, où se joue le destin de trois garçons, Pierre Bézoukhov, Andreï Bolkonsky et Nicolas Rostov, issus de grandes familles russes et qui se lancent chacun à leur manière dans le baptême du feu et dans le souffle de l'existence.
Ici, finalement la guerre en tant que telle, avec son bruit et sa fureur, est peu présente dans l'espace-temps qui se déploie dans ce récit. Mais avant et après la guerre, que se passe-t-il sinon la paix ? Sinon la vie, avec son cortège d'utopies, de faussetés et de désillusions...
Sur ces temps de paix, nous découvrons quelques personnages de l'aristocratie russe. J'ai été séduit par cette force narrative qui m'amène dans des lieux inconnus, très mondains, c'est-à-dire des lieux qui me sont par définition hostiles. Contre toute attente, je me suis laissé séduire par les dialogues qui y sont très présents, mais aussi il m'a semblé lire en creux une critique acerbe par Tolstoï de ce milieu, auquel il appartenait par ailleurs.
Cependant, le roman nous invite dans cette société et j'ai trouvé que les personnages me paraissaient immédiatement familiers. J'avais envie de prendre le thé avec eux, bavarder, digresser... Quelle force ! Quelle empathie !
L'aristocratie russe à laquelle nous invite Tolstoï est à la fois aimante et guerrière, animée d'un esprit extrêmement patriotique. Lorsqu'il est question d'amour, il arrive que les codes stricts de cette aristocratie s'ébranlent quelque peu... Au fond, nous voyons des êtres s'éprendre d'amour, ressentir des sentiments très forts, alors oui ne vous attendez pas ici à des violences sentimentales, encore moins à un érotisme torride ni même en sommeil, les choses sont souterraines, dites avec pudeur, on les devine, une phrase ici brusquement dira l'effleurement d'un regard, d'une pensée. Chez Tolstoï l'amour est très chaste, tout est sous-entendu, deviné, ce qui n'est pas dit s'accomplit quand même, se devine. Finalement, que ce soit sur le territoire de l'amour ou sur le champ de bataille, la phrase de Tolstoï est éloquente pour transmettre les messages les plus forts de manière implicite...
Les temps de paix nous permettent de mieux prendre connaissance des personnages. J'ai aimé Anna Pavlovna, Pierre Bézoukhov, Natacha Rostov, Andreï Bolkonsky, Sonia Rostov la petite orpheline sans dot... J'ai plus particulièrement ressenti une fascination pour le personnage de Pierre Bézoukhov, qui peut-être ressemble à Tolstoï, en tous cas, je l'ai fortement souhaité... Sa trajectoire est belle, sa conversion y est pour beaucoup, personnage tout d'abord frivole et odieux, devenant beau dans les pages qui se déplient entre guerre et paix. J'ai aimé ce personnage qui brusquement permet au récit d'inviter ce questionnement du sens de la vie, à la faveur d'une comète qui traverse le ciel de Moscou en 1812...
Et puis revenons à la guerre un peu. Tolstoï nous démontre que l'art de la guerre n'existe pas. Il peut certes exister des tactiques militaires, mais les grandes stratégies réfléchies par avance sont vaines. Tout tient du hasard. Napoléon est rabaissé à un être tâtonnant, hésitant, sans véritable construction mentale. Sur le champ de bataille et après la bataille, Napoléon apparaît brusquement petit et insignifiant, face au ciel si bleu, si infini... Bon, c'est de bonne guerre si j'ose dire, qui plus est de la part d'un russe, mais le propos développé est flagrant dans le second tome pour comprendre la débâcle, les maisons brûlées, la prise de Moscou, la bataille de Borodino...
Il y a un plaisir jubilatoire chez Tolstoï à ironiser sur ce don particulier, le génie militaire qu'on attribuait si volontiers à Napoléon, à se moquer de ce personnage fat, décrit de manière grotesque ; Tolstoï attire l'attention sur les mains blanches et dodues de Napoléon, sur le choix qu'il apporte à faire sa toilette la veille d'une bataille, à se parfumer d'eau de Cologne... Tolstoï préfère lui opposer le général Koutouzov, son humilité, sa dignité humaine, sa grandeur d'âme... On ne lui en voudra pas...
La douleur est là, effleurant les pages... Qui a-t-il de plus cruel que de partir à la guerre en s'étant fâché la veille avec son père ? Les soldats les plus courageux redeviennent des enfants à l'approche de la mort sur le champ de bataille, découvrent la beauté intense d'un ciel, pleurent et appellent leurs mères...
L'humilité, l'abnégation, la dimension collective des faits, c'est sans doute, je pense, certains des nombreux messages que nous délivre Tolstoï, du moins celui que j'ai ressenti, qu'on soit grand ou petit devant les événements, nous avons chacun une pierre à apporter à l'édifice qui construit L Histoire. Les soi-disant grands redeviennent brusquement tout petits lorsqu'ils sont épris de vanité. Et l'Histoire s'écrit de manière plurielle. J'adhère totalement à cette idée.
En dehors des guerres, l'aristocratie russe s'ennuie, s'aime, bavarde... L'amour s'ébauche, se tisse, se défait parfois de manière cruelle dans des jeux de chassés-croisés... Ici, ne vous étonnez pas de voir une jeune et belle comtesse se faire enlever par son amant en tenue d'officier militaire...
La guerre est parfois aussi dans le coeur des femmes et des hommes.
Derrière la puissance romanesque de ce récit, j'y ai vu aussi de la part de Tolstoï quelques fleurets mouchetés bien placés pour égratigner quelques solides conventions : l'aristocratie dans sa fausseté, le génie militaire dans sa prétention, la vanité des empereurs dans son ridicule, les schémas romantiques, la religion... Oui je jubile toujours lorsqu'on égratigne les choses si conventionnelles. Dans ce côté rebelle, Tolstoï esquisse déjà l'âme insurrectionnelle des décembristes...
La force de Tolstoï est de nous inviter à mille digressions savamment orchestrées avec le souffle romanesque qui tient le récit : digressions historiques, digressions amoureuses, digressions mystiques sur le sens de la vie...
Oui, ce texte majeur peut effrayer, avec la peur de ne pas savoir être à la hauteur du rendez-vous... Mais le joie possible de vous y perdre est une manière d'effacer toute appréhension...
Je ne saurai dire quel est l'âge idéal pour lire Guerre et Paix afin d'en retirer toute la force, la subtilité, le sens caché dans l'implicite, la « substantifique moelle »... Je crois l'avoir abordé au bon âge, c'est-à-dire maintenant...
J'y retournerai sans doute un jour, plus tard, lorsque je me rappellerai que ce livre existe, un jour où le questionnement de la vie sonnera comme un écho, portant les voix de Pierre, Natacha, Andreï, Sonia dans le ciel bleu et infini... J'espère que le souffle de ma vie m'autorisera à dérouler les près de deux mille pages et que ma lucidité de « lecteur artistique » me permettra une fois encore de comprendre le texte sans nul besoin d'en aborder son épilogue théorique...
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On dit pudiquement de ces livres que ce sont des monuments de la littérature. Ces livres qui sont dans toutes les bibliothèques, dont on a tous entendu parler, mais que l'on n'a pas lus et qui font un peu peur. Ils sont certes intimidants ces deux gros volumes, surtout aujourd'hui où l'épaisseur des livres à succès est plus proche de la longue nouvelle que du roman…
J'ai donc pris mon courage à deux mains, pour un livre dont je connaissais bien peu de choses : la campagne napoléonienne vue du côté russe, mes connaissances préalables s'arrêtaient là. Et je ne regrette pas de m'être enfin jetée à l'eau et d'avoir lu au long cours ce livre qui emprunte à tous les genres !

La légende veut que le titre de la traduction soit sujet à polémique, non pas seulement pour savoir s'il faut y inclure des articles ou non, mais parce que le mot russe que l'on traduit par « paix » (sur les instructions de Tolstoï lui-même semble-t-il) a un double sens en russe, signifiant autant « paix » que « peuple ». On pourrait donc aussi bien enseigner dans les écoles « La guerre et les gens ». Un titre moins accrocheur, mais qui me semble une clef de lecture intéressante.
« La guerre et les gens », c'est l'illustration de la construction duale du livre. Ce sont « les gens », les Rostov, les Bolkonsky, toute une galerie de personnages, pris dans le tourbillon des évènements historiques, les subissant, ou y prenant part, parfois cherchant même à les influencer, et c'est « la guerre », une dissertation hélas poussive et répétitive sur les méthodes de l'analyse historique. Lorsque la ligne romanesque (« les gens ») est prépondérante, comme dans la première moitié du livre, la lecture est passionnante. Elle devient plus difficile quand la dissertation historique (« la guerre ») prend le pas sur la fiction, et finit même par l'étouffer.
J'ai d'autant moins aimé cette sorte d'essai sur l'histoire (ou pour être plus exacte sur l'historiographie, qui est quelque chose qui me fascine pourtant) que le ton en est à la fois pédant et polémique. Son argumentation est remplacée par un soi-disant bon sens qui ne passe pas l'épreuve de l'analyse ou à une distorsion des faits tellement évidente que j'ai l'impression qu'on me prend vraiment pour plus bête que je ne suis… Ce genre de discours lénifiant, qui trouve ses échos chez certains de nos politiques actuels, m'a fait parfois pensé aux exécrables pseudo-justifications des confessions de Rousseau, ce qui n'est pas bien haut dans mon estime livresque… Il ne m'aurait pas déplu que le livre soit amputé de certaines de ces longueurs, ce qui aurait réduit let livre de près d'un tiers de lecture inutile et répétitive.
Je suis peut-être un peu injuste tout de même, il y a des éléments intéressants dans les ratiocinations de Tolstoï ! Sa vision déterministe de l'histoire, concluant que les décisions individuelles n'ont aucune influence sur des évènements qui devaient inéluctablement arriver, m'a donné à réfléchir, même si je ne suis pas Tolstoï jusqu'au bout de son raisonnement qui finit par transformer l'histoire en une sorte de futur écrit à l'avance, d'autant que celui-ci est peu étayé et finit par ressembler plus à une obsession d'auteur qu'à une démonstration.
Par contre, je souscris à cette idée qui était probablement neuve à l'époque et n'est guère partagée aujourd'hui, selon laquelle l'histoire qui s'écrit est la somme imprévisible de milliers de décisions individuelles et que ce ne sont pas les rois et autres grands hommes qui écrivent l'histoire (Tolstoï fait une analogie parlante avec la fonction d'intégration en mathématique. Il l'utilise pour la durée, mais elle pourrait aussi illustrer cette intégration de choix individuels qui créent les conditions d'un évènement).

Et surtout, il y a l'autre partie, cette grande fresque romanesque qui s'étend sur près d'une décennie, des prémisses d'une invasion napoléonienne glorieuse à la déroute humiliante de la suivante (en 1805 ce sera Austerlitz, en 1812 la Berezina). Dans ce tourbillon historique, des aristocrates russes se croisent, des liens se nouent et se dénouent, de bals en champs de bataille. Et sur cette scène de théâtre, ce sont toutes les expériences, tous les espoirs et toutes les désillusions de la vie qui défilent, toute la complexité des sentiments humains et des relations sociales qui se révèlent aux yeux du lecteur, non sans rappeler parfois un projet ambitieux à la Rougon-Macquart, même s'il semble que ce soit plutôt Les Misérables, que Tolstoï a lu peu de temps avant d'entreprendre l'écriture de ce livre (un projet qui lui a pris plus de dix ans, ainsi qu'à sa femme qui a copié et recopié je crois pas moins de sept fois le manuscrit !), qui aurait inspiré sa plume (l'entremêlement d'une histoire individuelle et d'une réflexion plus générale se retrouve d'ailleurs effectivement dans de nombreux livres de Victor Hugo).

Les personnages évoluent beaucoup au cours du roman, modifiant leur comportement ou leur vision de la vie au gré de leurs expériences et de leurs erreurs, leur trajet s'apparentant à une quête de sens. Les deux personnages d'André Bolkonsky et de Pierre Bezoukhov sont au centre de cette fresque. Beaucoup ont vu dans ces hommes que lie une profonde amitié malgré leur antagonisme profond deux facettes de la personnalité de Tolstoï lui-même. D'un côté Pierre, si gentil, si généreux qu'il en devient faible et manipulable à souhait, qui se perd dans l'enthousiasme de ses idéaux mais qui a l'inconstance d'un enfant qui se lasse vite de ses jouets trop rutilants, révolution française puis franc-maçonnerie puis patriotisme puis… de l'autre, André, toujours froid et hautain, hermétique à la frivolité de la société parce que seul ses principes moraux et le sens du devoir lui semblent dignes de lui. Mais ce personnage lunaire et pessimiste et ce personnage solaire et toujours heureux ont en commun un questionnement incessant sur le sens de la Vie, sur l'idée de Dieu, sur l'apprivoisement de l'idée de la Mort, à l'image de Tolstoï lui-même, qui oscilla toute sa vie entre mysticisme et athéisme, entre sa naissance aristocratique et son ascétisme.
De ces deux facettes de Tolstoï lui-même, c'est du personnage d'André Bolkonsky que je me suis sentie la plus proche. Comprenant les futilités des conventions sociales, c'est entre les deux campagnes napoléoniennes qu'il est le plus attachant, comme un héros de Camus avant l'heure, ayant réaliser la vanité de la vie sociale et ne vivant que pour lui-même, heureux de plaisirs simples mais exigeants. Il se laissera cependant emporter dans une nouvelle campagne militaire, où le patriotisme puis le mysticisme l'éloigneront de moi mais le rapprocheront certainement du coeur de Tolstoï.
En définitive, le parcours des personnages n'impose pas une réponse qui aurait une valeur universelle aux grandes questions de l'existence, puisque, si Tolstoï a plus d'affection pour certains de ses personnages, il leur permet toutes les croyances et tous les choix, comme son le roman de « La Guerre et la Paix » s'amusait à contredire l'essai « La Guerre et la Paix » . Il est seulement réconfortant de savoir que tous, à leur façon, trouveront l'apaisement dans l'épilogue.

En conclusion, voici un livre plein de contradictions, entre fierté patriotique et individualisme, entre sens de l'Etat et sens de la famille, entre libre-arbitre et déterminisme, et tant d'autres contradictions apparentes dont nous passons chaque jour de notre vie à résoudre. C'est un livre où chacun peut se retrouver, un livre à l'image du bouillonnement bien peu rationnel de la vie. Il y est question de guerre bien sûr, de petits accommodements avec la morale, mais il contient aussi de très belles pages sur le fait de tomber amoureux ou sur la recherche de sens.
Pour moi, ce livre est la découverte d'un auteur que je n'avais encore jamais lu, un auteur complexe, parfois daté (le sexisme de ses dernières pages est horripilant de bons sentiments mal venus) mais dont la vision demeure intéressante et que j'espère continuer à découvrir dans d'autres ouvrages, où il se fera Pierre ou André, ou plus probablement un peu des deux.

PS : Je ne peux m'empêcher d'ajouter une note sur l'édition de poche folio. Je n'ai en effet jamais vu un livre avec autant de coquilles, au point qu'elles en ont gêné ma lecture ! Je ne la conseille vraiment pas et j'espère que les éditions concurrentes ne négligent pas autant la relecture de leurs épreuves !
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Quoi de plus heureux qu'un préjugé qui tombe ? Je me faisais de « la Guerre et la Paix » une montagne, ardue, inaccessible et probablement jonchée d'ennuyeuses scènes de combats. Faux !
« La Guerre et la Paix » n'est pas une montagne, c'est un univers, un « pan-roman » où les hommes s'agitent, s'organisent, se battent, se cherchent.
C'est une immixtion éclairée dans la haute société moscovite et les agissements des puissants entre eux dans les salons des belles dames.
C'est un témoignage historique fabuleux sur les guerres napoléoniennes vu du côté russe ; la scène de la bataille d'Austerlitz et la défaite russe, vécue à hauteur d'homme par les yeux de Rostov, m'a littéralement subjuguée et je la place au sommet de ce premier tome (alors que pour la petite histoire, celle de la bataille de Waterloo par Hugo est le seul passage que j'ai survolé dans les Misérables).
C'est, avant l'heure mais dans les pas du grand Victor, la déclinaison de la petite histoire dans la grande à travers les familles Rostov et les Bolkonsky que l'on suit parmi les quelque cinq cent personnages qu'on dit que Tolstoi anime dans ce livre.
Cette première partie est romanesque en diable, servie par une plume merveilleuse et une profondeur d'analyse qui sait aussi affleurer sur la futilité des belles tenues comme des ambitions.
Le deuxième tome m'attend maintenant ; je redoute à nouveau l'exercice, car j'entends qu'il relève plus de l'essai que du roman. Ardu donc, mais bon, les préjugés…
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Je ne connais dans la vie que deux maux bien réels : c’est le remord et la maladie. Il n’est de bien que l’absence de ces maux. Vivre pour moi en évitant ces deux maux, voilà à présent toute ma sagesse.
[…]
Mais chacun vit à sa façon : tu as vécu pour toi seul et tu dis que tu as failli gâcher ta vie et que tu ne connais le bonheur que depuis que tu as commencé à vivre pour autrui. Et moi, j’ai éprouvé l’inverse. J’ai vécu pour la gloire (et qu’est-ce que la gloire ? Toujours ce même amour pour les autres, le désir de faire quelque chose pour eux, le désir d’obtenir leurs louanges). Ainsi j’ai vécu pour les autres et je n’ai pas failli gâcher ma vie, je l’ai complètement gâchée. Et j’ai retrouvé la paix depuis que je vis pour moi seul.
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Tout homme vit pour soi-même, utilise sa liberté pour atteindre des buts particuliers, sent par tout son être qu'il peut ou non accomplir tel ou tel acte ; mais, dès qu'il agit, son acte accompli à tel moment de la durée devient irrévocable et appartient dorénavant à l'histoire, où il paraît non plus libre, mais régi par la fatalité.
La vie humaine a deux faces. Il y a d'une part la vie individuelle, qui est d'autant plus libre que ses intérêts sont plus abstraits ; il y a d'autre part la vie élémentaire, grégaire, où l'homme doit inévitablement se soumettre aux lois qui lui sont prescrites.
L'homme vit consciemment pour lui-même, mais participe inconsciemment à la poursuite des buts historiques de l'humanité tout entière. L'acte accompli est irrévocable et, par sa concordance avec des millions d'autres actes accomplis par autrui, prend une valeur historique. Plus l'homme est placé haut sur l'échelle sociale, plus importants sont les personnages avec lesquels il entretient des rapports, plus grand aussi est son pouvoir sur le prochain, plus chacun de ses actes revêt un caractère évident de nécessité, de prédestination.
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Autrefois, il ne savait voir en rien le grand, l’inconcevable, l’infini ; il pressentait seulement que cela devait exister quelque part, et il le cherchait. Dans tout ce qui était proche et compréhensible, il ne voyait que l’aspect borné, mesquin, quotidien, absurde. Il s’armait d’une longue-vue mentale et regardait au loin, là où le quotidien, le mesquin voilé par la brume, lui apparaissait grand, infini uniquement parce qu’il était indistinct. (…) Maintenant, il avait appris à voir la grandeur, l’éternité, l’infini en tout. Aussi était-il naturel que pour le voir, pour jouir de sa contemplation, il eût jeté sa longue-vue avec laquelle il avait regardé jusqu’alors par-dessus la tête des hommes, et qu’il contemplât joyeusement autour de lui la vie perpétuellement changeante, toujours grande, incompréhensible et infinie. Et plus il regardait de près, plus il était calme et heureux.
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On a exécuté Louis XVI parce qu'ILS disaient qu'il était un criminel, (...) et ils avaient raison de leur point de vue, comme avaient raison aussi ceux qui subissaient pour lui le martyre et le mettaient au nombre des saints. Puis on a exécuté Robespierre parce que c'était un tyran. Qui avait raison ? Qui avait tort ? Personne. Tu es vivant, eh bien vis ! Demain tu mourras, comme j'aurais pu mourir il y a une heure. Est-ce la peine de te torturer, alors que ce qu'il te reste à vivre n'est qu'une seconde en face de l'éternité ?
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La vie et l'activité d'hommes des siècles passés, liés à moi dans le temps, ne peuvent m'apparaître aussi libres que la vie de mes contemporains, dont les conséquences me sont encore inconnues. Ainsi le degré de liberté ou de nécessité qu'on attribue à un acte dépend du plus ou moins grand laps de temps écoulé entre l'accomplissement de l'acte et le jugement qu'on porte sur lui.
Si je considère un acte que je viens d'accomplir il y a un instant dans des conditions à peu près semblables à celles où je suis maintenant, mon acte m'apparaît incontestablement libre. Mais si je juge un acte un mois après l'avoir accompli et quand je me trouve dans d'autres conditions, j'avoue malgré moi que s'il n'avait pas existé, beaucoup de choses utiles, agréables, nécessaires même, qui en sont découlées, n'auraient pas eu lieu. Si je me reporte par le souvenir à un acte encore plus éloigné datant de dix ans et plus, ses conséquences m'apparaîtront encore plus évidentes, et il me sera difficile de me représenter ce qui aurait eu lieu s'il ne s'était pas produit. Plus je me reporterai en arrière dans mon souvenir, ou, ce qui revient au même, en avant par mon jugement, plus mes conclusions sur la liberté d'un de mes actes seront hésitantes.
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« Inutilité de la violence » de Léon Tolstoï, c'est à lire en poche chez Payot.
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