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Critique de Nastasia-B


Deux petits diamants… Deux belles pierres sans tache à l'éclat fantastique, de taille modeste mais si bien taillées, si bien conformées par le maître-joailler Lev Tolstoï qu'elles irradient la lumière mieux qu'un magnésium en fusion. Et pourtant, dans toute cette lumière littéraire, il n'est question que de mort. Permettez-moi de vous parler tout d'abord de la moins connue des deux.

Maître Et Serviteur est une nouvelle qu'il ne faut pas trop prendre à la légère. On se laisse emporter par l'histoire, le style plaisant, le format réduit qui autorisent une pleine jouissance dans un temps réduit. On pourrait donc croire qu'il s'agit là d'une petite nouvelle agréable, un conte, une narration bien sentie et qui se suffit à elle-même. Mais on aurait tort, à mon avis, de sous-estimer le fond de cette nouvelle.

Tout d'abord il faut que je vous présente de quoi il retourne. Vassili Andréitch est un marchand aisé d'un gros village russe enfouit dans la campagne. Il se fait des choux gras sur à peu près tout le monde qui l'approche, à commencer par ses serviteurs, auprès desquels pourtant il arrive à se faire passer pour la Providence.

Tout le monde n'est pas tout-à-fait dupe de cette affaire, mais tant que chacun y trouve son compte, cela reste supportable. Nikita est l'un des garçons de ferme de Vassili. Il n'est pas payé cher mais son maître lui offre un emploi, lui qui traîne un lourd passé d'ivrognerie, bien qu'il se soit rangé depuis quelque temps.

Alors Nikita est indulgent avec son patron. le métier n'est pas trop ingrat et Vassili lui passe deux ou trois écarts, tant que cela ne coûte rien. Nikita est aussi doué avec les chevaux et les choses de la ferme que Vassili l'est pour faire fructifier les roubles. D'ailleurs, Vassili est sur un bon coup, une parcelle de forêt négociée un vil prix.

Il faut à tout prix conclure cette affaire rapidement avant qu'elle lui passe sous le nez. C'est le plein coeur de l'hiver russe et la météo n'est vraiment pas fameuse mais qu'importe, une affaire n'attend pas ! Vassili prie Nikita d'atteler le bon cheval bai et les voilà partis tous deux sur le traîneau, malgré la mine dubitative de Nikita.

Il a tellement neigé que la question se pose de savoir quelle route prendre pour faire les quelques verstes qui séparent la maison du négociant de celle du vendeur. À chaque alternative, le bon sens paysan de Nikita se heurte au bon sens financier de Vassili… et la neige continue de tomber, et le vent continue de souffler… Nikita malgré tout obtempère toujours, car un maître, c'est un maître...

Aussi, ne vous êtes-vous jamais retrouvés totalement transis par le froid, le vent, la neige, l'épuisement et le manque d'équipement, dans une situation scabreuse, dont on ne peut prévoir la durée ? Lev Tolstoï possède l'art de nous faire ressentir cette expérience comme si l'on y était. L'on a un frisson à chaque paragraphe et l'on termine les pages avec l'onglet. On a des engelures rien qu'à imaginer ce pauvre cheval lancé dans le blizzard, on hurle de froid en imaginant les membres douloureux de l'infortuné Nikita.

Au-delà de cette histoire, Tolstoï nous questionne sur la condition de maître et de serviteur ou plus généralement, celle de dirigeant et de subalterne. le dirigeant, habitué à diriger, dirige tandis que le subalterne, habitué à obéir, obéit et ce, quelles que soient les situations, même si le plus apte à diriger n'est pas le dirigeant ou si le subalterne aurait intérêt à ne pas obéir.

L'auteur nous questionne également sur la valeur de l'argent comparée à celle des êtres. Qu'est-on prêt à risquer pour de l'argent ? Quel est le sens de tout ça ? Aujourd'hui les acteurs seront un peu différents mais lorsqu'un chef d'entreprise met sciemment ses employés en danger pour un gain de compétitivité, sommes-nous très loin de la question de Tolstoï ? N'y a-t-il pas quelque chose ayant trait à la valeur différentielle que ces personnes attribuent aux différentes catégories sociales d'êtres humains ? C'est ce que je vous laisse méditer au travers de cette nouvelle pour mieux me tourner vers le plat principal, La Mort D'Ivan Illitch.

Quel savoir-faire dans le verbe, quelle maestria dans le style, quelle verdeur dans le propos. C'est limpide, c'est naturel, c'est jouissif, c'est fort, cela semble évident et pourtant c'est inimitable, incomparable, inatteignable. Chapeau bas, bien, bien bas ; plus bas que ça encore, Monsieur Tolstoï.

On ne vous remerciera jamais assez pour ce chapelet de joyaux que vous nous léguâtes. Il y eut les gros (Anna Karénine), les très gros (Guerre et Paix), les petits (Les cosaques) et les tout petits dont cette Mort D'Ivan Illitch fait partie ; mais tous ont cette faculté de briller par-delà les siècles, par-delà les frontières et par-delà tout ce qui pourrait tenter de les empêcher de briller.

En quelques pages, quelques grammes de papier (car j'ose espérer que vous ne vous êtes pas encore convertis à la liseuse !), Lev Tolstoï a le talent d'évoquer une vie entière et tout un monde de convenances, d'aspirations, de doutes et de certitudes.

L'issue de la lutte ne laissant guère de suspense, l'auteur s'attache à nous faire vivre et ressentir la lente et inéluctable descente, l'affaissement, le basculement d'un homme, en apparence enviable, du monde des vivants à celui des trépassés.

Chemin faisant, l'individu incline à l'examen distancié de sa propre existence passée, à l'introspection, au voyage au creux de soi-même, de tout ce que l'on a pensé et cru, et qui bien sûr n'était que du flan, de la poudre aux yeux, des chimères.

En cette lumineuse nouvelle, Tolstoï aborde une foule de notions, comme l'atroce solitude d'un malade durant les heures de veille nocturne, le schéma du dialogue intérieur du mourant, la personnification de la douleur et la mise à l'épreuve qu'elle engendre, le lancinant va-et-vient entre espoirs de guérison et certitudes du contraire en passant par les phases médianes du doute, l'alternance mécanique entre l'hypocondrie et le déni du mal véritable, la manipulation et l'abus de pouvoir des médecins, l'hypocrisie et le mensonge des proches, la crise de la foi face à l'imminence de la mort, ou bien encore la vacuité des apparences et le sens vrai de l'existence.

L'auteur utilise le symbole d'Ivan Illitch, magistrat de premier ordre, rendant des sentences, mis face à la sienne de sentence. Les médecins jouent le rôle des avocats véreux et la Mort, le rôle d'authentique présidente de l'audience. Nul besoin de pousser plus loin l'évocation, vous avez dans les mains un petit délice à déguster sans modération en vous pourléchant les doigts.

En me retournant sur ce que je viens d'écrire, je m'aperçois que ce commentaire est bientôt aussi long que les deux nouvelles elles-mêmes. C'est donc qu'il est grand temps de laisser la place à Lev Tolstoï et non à ceux qui parlent de lui. Vous l'aurez compris, tout ce trop long bavardage n'est que l'expression de mon avis, qui, je l'espère, pour vous ne fut pas mortel, mais qui, là j'en suis sûre, ne représente pas grand-chose.
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