La longue nouvelle de Tolstoï «
Le père Serge» est de l'or en barre, un véritable joyau.
Cette nouvelle traite de connaissance de soi, de recherche de la bonne voie, du chemin et de ses dangers, de réconciliation intime, du dialogue intérieur, peut-être avec la "divinité" (même si on est athée, eh oui, du moins je le crois fort, et même si la divinité n'existe pas).
Les mystiques orthodoxes, rhénanes, bouddhistes, soufies nous parlent toutes du chemin, quasiment de la même façon…Mais il n'est pas besoin de connaissances spéciales pour comprendre le cheminement du père Serge.
C'est une histoire humaine, exigeante et terrible.
Un jeune officier, le prince Stéphane Kassatsky, promis à une carrière brillante et désireux d'être le premier en tout, abandonne brutalement le monde et sa fiancée pour entrer au couvent sous le nom de Père Serge. Que s'est-il passé pour occasionner une telle rupture en lui ?
Il entame alors une longue recherche spirituelle, mais est rongé par deux "démons" intérieurs qui troublent sa progression sur le chemin de la foi, ou plus exactement de l'abandon du soi égo-centré vers la sérénité : ces deux «démons» marchent main dans la main et ne font qu'un : ce sont l'orgueil et l'appétit charnel. Que faire de ces deux accompagnateurs bruyants qui lui barrent la route, frappent à sa porte, s'allongent sur sa paillasse ? Il cherche, et… finira par trouver, mais le chemin sera long et difficile.
Ce personnage ne peut que nous être très proche dans ses épreuves : il est honnête, il ose s'avouer qu'il n'aime personne, au moins cela signifie qu'il SAIT ce qu'est aimer. Peu de gens osent s'avouer qu'ils n'aiment personne.
le père Serge sait ce qu'est l'Amour, au moins par la place que cet Amour laisse vacante en lui.
Car la solution réside dans l'Amour avec un grand A, pas l'amour humain, mais l'Amour oblatif, réunificateur, réconciliateur.
Le père Serge est hautement exigeant (c'est le bon avers de son manque d'humilité).
Comme Raskolnikov, il trouvera ce qu'il cherchait… en Sibérie. Dans une vie dure et simple.
Sa quête a abouti : Tolstoï nous l'annonce très brièvement en fin de texte en un petit paragraphe faussement anodin : «En Sibérie, il s'installa sur la terre d'un riche paysan. Maintenant, il vit là-bas. Chez son maître il travaille au potager, enseigne l'écriture aux enfants et soigne les malades.»
Le génie de l'auteur est d'évoquer, l'air de rien, la réussite de la quête du père Serge après des années de recherches et d'errance (il est presque vieux). Pour qui est attentif, la modestie du style, la concision de l'évocation renforcent encore, par contraste, l'immensité de la réussite du Père Serge.
Je ne peux m'empêcher de mettre en parallèle le héros de Tolstoï avec l'un des personnages de «
Notre-Dame-de Paris» de
Victor Hugo que je lis en ce moment. Je suis fascinée par l'archidiacre Claude Frollo qu'on présente volontiers comme d'une noirceur absolue, alors qu'il n'est qu'humain, juste humain… (rien à voir avec la représentation exécrable et de parti pris qu'en a fait
Walt Disney en transformant le prêtre en juge et en dénaturant toute l'oeuvre... ou alors admettons que la création de
Walt Disney est toute différente).
Frollo, vit en 1480 et non au XIX ème siècle comme
le Père Serge. Et contrairement au héros tolstoïen, il, échoue splendidement, avec fureur et fracas, et j'en suis fort marrie, car j'ai un faible pour lui (dis-moi, Ô miroir, que je ne suis pas la plus laide...).
Frollo est un perdant magnifique, qui s'écrase avec grandeur.
Les deux personnages ont bien des points en commun : ils sont tous deux orgueilleux, intelligents, habités par une soif de savoir inextinguible. Tout leur réussit, ils ont le pouvoir, les honneurs. Et puis arrive une rupture : pour
le père Serge, aristocrate en vue, une mauvaise nouvelle le fait rompre avec le monde (on devine qu'en lui cheminait depuis longtemps déjà une crise existentielle qui ne demandait qu'un incident pour se manifester).
Frollo, ecclésiastique de haut rang, se heurte de son côté au «mur de verre de la science" (l'expression est de Hugo) qu'il ne peut franchir : ce sont les limites de l'immense savoir qu'il a accumulé mais en pure perte car toujours la ligne d'horizon se dérobe. Or Frollo veut tout maîtriser. Il finit par franchir les limites autorisées par l'Eglise dont il fait partie et verse dans l'Alchimie : il est assez puissant pour ne pas craindre l'Inquisition malgré le fumet de sorcellerie que renifle le bon peuple à son passage (et ce ne sont pas les instances ecclésiastiques ni le cupide roi Louis XI qui le dissuaderont de vouloir changer le plomb en or).
Mais ce qu'il veut en réalité, c'est changer la vile existence divisée et souillée par la matière grossière en existence réconciliée et unifiée (l'Or). Pour y parvenir, il faut purifier l'âme des matériaux impurs qui l'inclinent vers le sol.
Le prêtre sait, comme
le père Serge, que ce qui manque à sa quête de Vérité, c'est l'Amour, encore avec un grand A, qui se confond avec la pierre philosophale, quand l'Oeuvre-au-rouge est achevée.
Mais il échoue parce qu'il rencontre le désir charnel trop tardivement, la rage d'étudier lui ayant jusque là tenu lieu de tout. Il comprend avec effroi que le savoir sans l'Amour purificateur n'est qu'un serpent qui se mort la queue ; il n'a plus la force de lutter, il est enfermé dans sa spirale dépressive. C'est là, au pire instant de sa crise métaphysique, qu'il aperçoit du haut des tours de Notre-Dame une jeune fille qui danse sur le parvis, Esmeralda. Son coeur s'enflamme. Elle résiste à ses assauts (par trois fois, TROIS fois...), il veut tuer pour elle, elle le hante et fait de lui un damné : car il veut s'emparer de la «Table d'Emeraude», écrit-source de la connaissance alchimique ; et, comme le hasard fait bien les choses, "Émeraude" est précisément le nom de la bohémienne «Esmeralda». Or on n'accède pas au but suprême de la vie humaine par la force.
Contrairement au Père Serge, il a perdu son chemin. Pourtant très avancé dans la connaissance théorique, il est empêché, entravé par la matière, car il n'a pas laissé à temps s'exprimer en lui la nature humaine qui se venge sauvagement de la répression contre-nature de tous les instincts : son amour pour la gitane est englué dans le vil plomb, et le désir charnel le rend littéralement fou de douleur. L'attaque perfide du Démon n'est autre la rébellion de la chair trop longtemps contenue. Cet état d'auto-dévoration s'oppose à la nécessaire dissociation du corps et de l'Esprit, en vue de leur Ultime Unification et Réconciliation, seul accès possible au plan supérieur de l'existence. Dès lors, Frollo, définitivement divisé, s'enfonce dans la désespérance et meurt. Au moins a-t-il entrevu la Voie et a-t-il osé signer son échec : sa dépouille mortelle ne restera pas inutilisée, quant à son âme... prions...
Le père Serge, est plus aguerri car il a connu l'amour charnel avant d'entrer au couvent ; mais surtout il a identifié très vite son second ennemi : le manque d'humilité et a su se dépouiller peu à peu jusqu'à l'obéissance absolue, alors que jamais Frollo ne s'est départi du pouvoir que lui conférait sa toute-puissance sur
Notre-Dame-de-Paris.
Le père Serge a suivi le parcours initiatique jusqu'au bout, renoncé à la chair et à la gloire, vaincu toutes les épreuves en embuscade le long du chemin.
Il est incontestablement lumineux. Il fait penser à
Saint François d'Assise, à la béguine
Marguerite Porete, par l'abandon christique de toute volonté personnelle.
En fait, il fait penser au Christ lui-même.
Tolstoï a écrit là une grande oeuvre qui traverse les préoccupations spirituelles de sa vie.