Dans ce récit, Tolstoï déploie son style franc et incisif plein de beaux adjectifs vigoureux qui vont droit au coeur. Il endosse l'habit d'Olénine, son double littéraire, jeune aristocrate épris d'absolu et aspirant à une vie simple et sauvage qu'il va vivre au contact des Cosaques.
Ces guerriers et leurs familles sont un peuple aux moeurs bourrues : costauds et agiles comme Lucas ; rusés et grandes gueules comme « l'oncle Erochka » ; ils sont riches d'une qualité que tout le monde ne possède pas : ce sont des Cosaques.
C'est aussi pour Olénine la révélation de l'amour lorsqu'il pose les yeux sur Marion, la fille de ses logeurs : sa grâce simple et naturelle, la sauvagerie rétive qui habite ses yeux sombres, son corps svelte et fort l'émeuvent immédiatement comme jamais une femme ne l'a ému.
Les jours passent et se ressemblent, la vie au cordon est rythmée par les tentatives d'incursion des abreks, les chasses d'Olénine et les discussions très arrosées de vodka (doux euphémisme !) ; des liens prudents et farouches se nouent. Malgré cela, les parlers différents rappellent la frontière tacite entre Cosaques et Russes, comme un mur de verre que Tolstoï, grand admirateur de Rousseau, chercha toute sa vie à briser pour se dépouiller enfin des fioritures indignes d'un homme de nature.
Tolstoï peint vivement la beauté rude, impitoyable et noble des Cosaques ; leur tempérament d'ours ; leur attitude austère pleine d'orgueil ; leurs traits communs d'humanité affleurant sous la couche de rudesse. Les belles envolées d'un lyrisme limpide alternent avec un réalisme qui ne manque pas d'espièglerie.
C'est l'histoire déchirante d'une nature fraîchement révélée à elle-même et ambiguë face à une nature indomptable ; de la méconnaissance de soi et de l'incompréhension de l'Autre ; de l'incompatibilité de ce qui semblerait s'accorder.
Quelle belle allégorie que cette histoire ! Marion est de ces beautés féroces qui semblent nées pour entraîner les hommes dans le désespoir. Elle est la femme sauvage, la chimère vénérée de Tolstoï. La vraie richesse, la vraie noblesse sont dans la nature qui porte en elle les secrets inaccessibles et inlassablement convoités de leur pureté.
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Pris au hasard dans la bibliothèque qui me vient de mes parents. C'est mon premier Tolstoï et, un peu frileuse, je l'ai choisi parce qu'il ne comportait que 216 pages. Oui, je sais, c'est lâche.
Dans l'ensemble, j'ai aimé ce roman mais j'ai été un peu déconcertée par le style d'écriture de l'auteur, pas toujours très clair dans sa narration. Ainsi, à maintes reprises, je me suis fait la remarque qu'une action se préparant arrivait subitement à sa conclusion sans que l'on sache vraiment comment elle s'était déroulée. On a l'avant, l'après, mais le pendant est laissé à notre supposition.
Dommage car l'histoire en elle-même est vraiment intéressante mais cette absence de clarté, de précision, m'a empêchée d'être complètement accrochée. A moins que cela ne vienne d'un manque de concentration de ma part, ce n'est pas exclu...
Impression générale un peu tiède, donc. Comme ma critique, je l'admets.
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Quelques citations/extraits du roman Les Cosaques (1969) de Léon Tolstoï (Édition Folio, 1976) traduit du russe par Pierre Pascal :
• « Il semblait à Olenine que seuls ceux qui partaient passaient par ces rues-là. Tout autour, c’était l’obscurité, le silence, l’ennui, et son âme était pleine de souvenirs, d’amour, de regrets et de larmes agréables, qui l’étouffaient… » (Olenine avant de partir de Moscou) p. 22.
• « Il se demandait à quoi dépenser toute cette énergie de la jeunesse que l’homme ne possède qu’une dans sa vie : l’art, la science, l’amour, ou bien l’activité pratique ? Non pas l’énergie de l’esprit, du cœur, de l’instruction, mais cet élan qui ne se répète plus, ce pouvoir une fois donné à l’homme de faire de sa personne tout ce qu’il veut, comme il le veut, et du monde entier tout ce qui lui plaît. Il est, il est vrai, des gens privés de cet élan, qui, aussitôt endossent le premier harnais venu et loyalement travaillent dessous jusqu’à la fin de leurs jours. Mais Olenine sentait trop fort fortement en soi la présence de ce Dieu tout-puissant de la jeunesse, cette faculté de se métamorphoser en un seul désir, en une seule pensée, de vouloir et de faire, de se jeter tête baissée dans un abîme sans fond sans savoir pour qui ni pour quoi. » p. 25.
• « Il considérait encore les montagnes et le ciel, et à tous ses souvenirs ou rêves se mêlait le sentiment austère d’une nature majestueuse. Sa vie avait commencé autrement qu’il ne s’y attendait en quittant Moscou, mais avec un bonheur inespéré. Les montagnes, les montagnes et toujours les montagnes inspiraient tout ce qu’il pensait et sentait. » p. 86.
• « Donc, chacun a sa loi. Selon moi, toutes se valent. Tout a été créé par Dieu pour le plaisir de l’homme. Il n’y a nulle part part de péché. Prenez exemple sur les bêtes. Elles vivent dans les roseaux tatars, et aussi dans les nôtres. Où elles se trouvent, là est leur maison. Ce que Dieu donne, elles l’avalent. Tandis que les nôtres prétendent que pour cela nous aurons à lécher les poêles. Moi, je pense que tout ça c’est du faux, […] » (Erochka à Olenine) p. 107
• « La puissance de la végétation de ce bois que n’avait jamais foulé le bétail frappait à chaque pas Olenine. Il n’avait encore rien vu de semblable. La forêt, le danger, ce vieillard avec son chuchotement mystérieux, Marion avec sa statue virile et bien proportionnée, et les montagnes, tout cela lui semblait un songe. » p. 140.
• « Chose bizarre, sur les midi, cette sensation lui fut même agréable. Il lui sembla même que, sans cette atmosphère de moustiques qui l’environnait de toutes parts, sans cette pâte de moustiques que sa main écrasait sur son visage en sueur, et sans cette irritante démangeaison sur tout le corps, ce bois perdrait de son caractère et de son charme. Ces myriades d’insectes allaient si bien à cette végétation sauvage, riche jusqu’à la monstruosité, à cet infini de bêtes et d’oiseaux emplissant le bois, à cette verdure sombre, à cet air chaud, capiteux, à ces petits fossés d’eau boueuse qui partout percent du Terek et chantonnent sous les feuillages pendants, qu’il trouva du plaisir à cela même qui, un moment avant, lui semblait effroyable et intolérable. » p. 146.
• « Le bonheur, le voici, se dit-il à lui-même, le bonheur consiste à vivre pour les autres. C’est clair. L’homme a reçu un appétit de bonheur ; donc cet appétit est légitime. En le satisfaisant égoïstement, c’est-à-dire en recherchant pour soi richesse, gloire et commodités de l’existence, amour, il peut se faire que les circonstances ne nous permettent pas de satisfaire nos désirs. Ainsi, sont ces désirs qui sont illégitimes, et non l’appétit de bonheur. Alors, quels sont les désirs qui peuvent toujours être satisfaits, en dépit des conditions extérieures ? Lesquels ? La charité, le renoncement ! » p. 149.
• « La végétation devenait plus pauvre ; de plus en plus souvent se rencontraient les roseaux bruissants et les clairières de sable, nues, creusées par les traces des bêtes. Au grondement du vent se joignit un autre grondement, monotone et triste. D’une façon générale, son âme s’assombrissait. Il tâta derrière lui les faisans et trouva qu’il en manquait un. Il s’était détaché et était tombé : seul le cou et la tête ensanglantés pendaient à sa ceinture. Il eut plus peur que jamais. Il se mit à prier. Il craignait seulement de mourir sans avoir rien fait de bien, de bon : et pourtant il voulait tellement vivre, vivre pour accomplir un exploit de dévouement ! » p. 150.
• « Cet homme en a tué un autre, et il est heureux, content, comme s’il avait accompli la plus belle action du monde ! Est-ce que rien ne lui dit qu’il n’y a pas là de quoi tant se réjouir, que le bonheur ne consiste pas à tuer, mais à se sacrifier ? » p. 156. (Olenine sur Lucas après que ce dernier ait tué un abrek)
• « Sottises, tout ce que je croyais avant : amour et dévouement, et Lucas. Il n’y a qu’un bonheur : celui qui est heureux, celui-là a raison » (Olenine) p. 184.
• « Pas de capes de feutre, pas de précipices, pas d’Amalat-Bek, de héros ni de scélérats, pensait-il. Les hommes vivent comme vit la nature : meurent, naissent, s’unissent, naissent de nouveau, se battent, boivent, mangent, se réjouissent et de nouveau meurent, sans autres conditions que celles que la nature immuable a imposées au soleil, à l’herbe, aux bêtes et aux arbres. Ils n’ont pas d’autre loi… » (Olenine sur les Cosaques) p. 189.
• « Comme vous me paraissez tous ignobles et pitoyables ! Vous ignorez ce qu’est le bonheur et ce qu’est la vie ! Il faut avoir une fois éprouvé la vie dans toute sa beauté sauvage. Il faut voir et comprendre ce que, chaque jour, je vois devant moi : les neiges éternelles et inaccessibles des montagnes et une femme majestueuse dans cette beauté primitive qui dut être celle de la première femme au sortir des mains de son Créateur. Et alors vous saurez quel est celui qui se perd et celui qui vit dans le vrai ou dans le mensonge, si c’est vous ou moi. […] Comprenez une chose, ou bien croyez-la. Il faut voir et comprendre ce que sont la vérité et la beauté, et vous verrez tomber en poussière tout ce que vous dites et pensez, tous vos vœux de bonheur et pour vous et pour moi. Le bonheur, c’est d’être avec la nature, de la voir, de causer avec elle. » (Lettre d’Olenine sur le dégoût qu’il a de la noblesse moscovite) p. 222.
• « Je n’ai pas pu m’oublier moi-même, ni oublier mon passé compliqué, discordant, monstrueux. Et mon avenir, je me le figure encore plus désespéré. Chaque jour j’ai devant moi les lointaines montagnes neigeuses et cette femme majestueuse, heureuse. Et l’unique bonheur possible sur cette terre n’est pas pour moi, cette femme n’est pas pour moi ! Le plus terrible et le plus doux dans mon état, c’est que je sens que je la comprends, tandis qu’elle ne me comprendra jamais. Non pas qu’elle soit au-dessous de moi, au contraire, elle ne doit pas comprendre. Elle est heureuse, elle, comme la nature, égale, calme et toute à soi. Tandis que moi, faible créature mutilée, je veux qu’elle comprenne ma monstruosité et mes tourments. J’ai passé des nuits blanches à me promener sans but sous ses fenêtres, sans me rendre compte de ce qui se passait en moi. » (Lettre d’Olenine à propos de Marion) p. 225.
• « Un pareil amour n’a pas besoin de mots, il a besoin de la vie, de toute la vie. » (Olenine sur Marion à qui il veut demander de l’épouser) p. 259.
• « Est-ce ainsi qu’on se sépare ! Idiot ! Ah ! Voilà les gens de maintenant ! On a fait bon ménage toute une année, et puis : adieu ! Et le voilà loin. Mais moi je t’aime, j’ai pitié de toi ! Tu es si malheureux, toujours seul, toujours seul. Tu es mal aimée, on dirait ! Des fois je ne dors pas, je songe à toi, et j’ai pitié. Comme on dit dans la chanson : Il n’est pas commode, non, frère, De vivre en pays étranger. C’est comme ça pour toi. » (Erochka à Olenine avant son départ) p. 277.
• « Olenine se retourna. L’oncle Erochka était en conversation avec Marion, sans doute au sujet de leurs affaires. Ni le vieillard, ni la jeune fille ne le regardaient. » (Fin) p. 278.
Après la soirée à laquelle je lui avais parlé pour la première fois, nos relations changèrent. Jusque-là elle était pour moi un objet étranger, mais grandiose, de la nature extérieure ; après, elle fut moi une personne. Je la rencontrais, je lui parlais, j'allais trouver parfois son père au travail, je passa des soirs entiers chez eux. Dans cette intimité elle n'en resta pas moins à mes yeux toujours aussi pure, inaccessible et majestueuse. toujours et à tout avec le meme calme, la même fierté, la même indifférence joyeuse. Parfois elle était aimable, mais le plus souvent chacun de ses regards, chacune de ses paroles, chacun de ses mouvements reflétait cette indifférence, non pas méprisante, mais écrasante et charmeuse. Chaque jour, avec un sourire voulu sur les lèvres, je tachais de jouer un rôle et avec au cœur le tourment de la passion et du désir je plaisantais avec elle. Elle voyait que c'était une feinte, mais elle portait sur moi des regards droits, gais et simples. Cette situation me devint intolérable. Je voulais cesser de lui mentir, je voulais lui dire tout ce que je pensais et sentais. J'étais particulièrement irrité ; cela se passait dans les vignes. Je me mis à lui parler de mon amour en des termes dont le souvenir seul me fait honte. Honte, parce que je ne devais pas oser lui dire cela, parce qu'elle était immensément au dessus des mots et du sentiment que je voulais ainsi exprimer. Je me tus, et de ce jour ma situation fut intolérable. Je n'ai pas voulu m'abaisser en conservant nos anciennes relations badines, et j'ai senti que je n'étais pas arrivé à une attitude droite et simple envers elle. Je me demandais avec désespoir : que dois-je faire ? Dans mes rêves insensés je me la figurais tantôt mon amante, tantôt ma femme, et je repoussais avec dégoût et l'une l'autre pensée. En faire une fille aurait été horrible. Ç'aurait été un meurtre. En faire une dame, la femme de Dmitri Andréevitch Olenine, comme une Cosaque d'ici qu'a épousée un de nos officiers, aurait été pis encore. Si encore moi, j'avais pu devenir Cosaque, une espèce de Lucas, voler des chevaux, me saouler de tchikhir et de chansons, tuer des hommes et, ivre, me couler chez elle par la fenêtre pour la nuit, en oubliant qui je suis et pourquoi j'existe, alors c'eût été une autre affaire, alors nous aurions pu nous comprendre, et j'aurais pu être heureux. J'ai essayé de me livrer à cette vie, et j'ai senti encore mieux ma faiblesse, mon inconsistance. Je n'ai pas pu m'oublier moi-même, ni oublier mon passé compliqué, discordant, monstrueux. Et mon avenir, je me le figure encore plus désespéré. Chaque jour j'ai devant moi les lointaines montagnes neigeuses et cette femme majestueuse, heureuse. Et l'unique bonheur possible sur cette terre n'est pas pour moi, cette femme n'est pas pour moi ! Le plus terrible et le plus doux dans mon état, c'est que je sens que je la comprends, tandis qu'elle ne me comprendra jamais. Non pas qu' elle soit au-dessous de moi, au contraire, elle ne doit pas me comprendre. Elle est heureuse ; elle est, comme la nature, égale, calme et toute à soi. Tandis que moi, faible créature mutilée, je veux qu'elle comprenne ma monstruosité et mes tourments. J'ai passé des nuits blanches à me promener sans but sous ses fenêtres, sans me rendre compte de ce qui se passait en moi.
Le 18, notre compagnie est partie pour un raid. J'ai été trois jours hors du village. J'étais triste et indifférent. Au détachement, les chansons, les cartes, les beuveries, les bruits d'avancement m'étaient plus odieux que d'habitude. Me voici maintenant rentré à la maison, j'ai retrouvé et elle, et ma maisonnette, et l'oncle Erochka, et les montagnes neigeuses contemplées de mon petit perron, et un sentiment nouveau de joie m'a si puissamment envahi que j'ai tout compris. J'aime cette femme d'un véritable amour, pour la première et unique fois de ma vie. Je sais ce qui m'arrive. Je ne crains pas de m'abaisser par ce sentiment, je n'ai pas honte de mon amour, j'en suis fier... Ce n'est pas ma faute, si je suis tombé amoureux. C'est arrivé contre ma volonté. J'ai fui mon amour dans le renoncement, je me suis forgé une joie dans l'amour du Cosaque Lucas pour Marion, et je n'ai fait qu'irriter mon amour à moi et ma jalousie. Ce n'est pas l'amour idéal, le prétendu amour élevé que j'éprouvais auparavant ; ce n'est pas cet attrait par lequel on se complaît à regarder son amour, on sent en soi la source de son sentiment et on fait tout soi-même. Cela aussi, je l'ai éprouvé. C'est encore moins un désir de jouissance. C'est quelque chose d'autre. Peut-être que j'aime en elle la nature, la personnification de toute la beauté de la nature ; mais je n'ai pas ma liberté : à travers moi, ce qui l'aime, c'est une force élémentaire, tout l'univers du bon Dieu ; toute la nature insuffle cet amour dans mon âme et me dit : Aime ! Je l'aime non point par le cerveau, ni par l'imagination, mais de tout mon être. En l'aimant, je me sens une partie indivisible de tout l'heureux univers du bon Dieu.
J'ai écrit déjà les convictions nouvelles que j'ai retirées de mon existence solitaire ; mais nul ne peut savoir à quel prix elles se sont formées en moi, avec quelle joie j'en ai pris conscience et j'ai vu la voie nouvelle ouverte à ma vie. Je n'avais rien de plus cher que ces convictions... Eh bien... l'amour est venu, et les voilà mortes, mortes, sans regret ! Il m'est même difficile de comprendre que j'aie pu chérir un état d'esprit si unilatéral, si froid, si intellectuel. La beauté est venue, et elle a dispersé aux quatre vents tout ce dur labeur intérieur. Et nul regret de ce qui a ainsi disparu ! Le renoncement, c'est une sottise, une bizarrerie. C'est encore de l'orgueil, un refuge contre le malheur mérité, un moyen de salut contre l'envie du bonheur d'autrui. Vivre pour les autres, faire le bien ! À quoi bon, quand mon âme est possédée du seul amour de moi et du seul désir de l'aimer et de vivre avec elle, de sa vie ? Ce n'est pas pour les autres, ce n'est pas pas pour Lucas que je souhaite aujourd'hui le bonheur. Maintenant je ne les aime pas, ces autres. Autrefois je me serais dit : c'est mal. Je me serais tourmenté de questions : qu'adviendra-t-il d'elle, de moi, de Lucas ? Maintenant tout m'est égal. Je ne vis pas par moi-même ; il y a quelque chose de plus fort que moi qui me conduit. Je souffre, mais autrefois j'étais mort, et maintenant seulement je vis. Je vais tout de suite aller les trouver et je lui dirai tout. » (2/2)
Olénine escalada le perron et poussa la porte du vestibule. Marion, en chemise rose comme en portent habituellement les femmes cosaques à la maison, fit un bond effrayé et, collée contre le mur, se couvrit le bas du visage avec la large manche de sa chemise tatare. Olénine, ouvrant davantage la porte, vit dans la pénombre toute la haute et droite silhouette de la jeune fille. Avec la curiosité rapide et avide de la jeunesse, il remarqua malgré lui les formes vigoureuses et virginales qui se dessinaient sous la fine toile, ainsi que les beaux yeux noirs fixés sur lui avec un effroi enfantin et une sauvage curiosité.
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Qu'ai-je à dire, rien sinon admirer, relire ce beau texte de la rencontre entre Olénine l'officier russe et Marion la cosaque. Long à venir comme si Tolstoï voulait faire durer le moment qui précède la rencontre qui bien sûr après une si longue attente devient d'une torride sensualité. Tolstoï fera le même coup après avec Anna Karénine et Vronski, à peu près au même nombre de pages du livre, bien sûr dans un autre contexte. Il est difficile d'imaginer comment Tolstoï n'aurait pas vécu ces moments-là avec une cosaque ou une princesse ..
Mon ami Afadeau est passé par là et je l'en remercie. C'est de lui dont je parlais avantageusement dans ma première partie qui a fait un beau billet sur les Cosaques la semaine passée.
Donc je poursuis ma rubrique.
Boris de Schloezer, brillant traducteur qui a aussi traduit Dostoïesvki ajoute ceci dans sa préface : "Tolstoï saisit leur vérité profonde de ce regard aigu, compréhensif, impitoyable aussi parfois, qu'il n'a jamais cessé de porter sur les êtres et les choses tant que son moralisme n'a pas obscurci sa vision. Or la doctrine tolstoïenne ne tient aucune place dans Les Cosaques, l'oeuvre la plus audacieuse de Tolstoï, celle où s'exprime avec le plus de violence sa nature charnelle, où surgit en pleine lumière le visage pour ainsi dire païen de sa personnalité complexe. Car Tolstoï ce n'est pas seulement Olenine que tourmente la conscience de sa culpabilité, c'est encore et surtout Erochka, l'homme des bois, le vieux faune, qui, pareil aux cerfs, aux sangliers, n'obéit qu'à ses instincts. Les Cosaques ne sont nullement les "bons sauvages" de Rousseau ; ils sont heureux parce que, libres, ils vivent selon la nature qui, elle, ignore le bien et le mal. Et si Olénine qui envie leur bonheur ne peut l'atteindre, c'est qu'il est incapable de chanter comme Louka, de voler, d'aimer, de tuer, sans se poser aucune question, c'est qu'il a goûté des fruits de l'arbre de la science."
BdeS
La femme est pour le Cosaque l'instrument de sa prospérité ; la jeune fille seule a le droit de prendre du bon temps, mais l'épouse doit, de la jeunesse jusqu'à une vieillesse avancée, travailler pour son mari, qui, à l'orientale, exige d'elle soumission et labeur. Par suite de ces coutumes, la femme, fort développée physiquement et moralement, a beau être soumise extérieurement, elle jouit dans la vie domestique, comme en général dans tout l'Orient, d'une influence et d'un poids infiniment plus grands qu'en Occident. [...] En outre ce perpétuel travail masculin et pénible qui lui est confié a donné à la femme de la Crête un caractère viril, d'une rare indépendance, a développé chez elle à un degré étonnant la force physique, le bon sens, la fermeté, l'esprit de décision.
Durant l'été, le podcast Portraits vous invite au voyage. Destination suivante : La Russie avec Léon Tolstoï
En lui, un penseur et un artiste ont toujours cohabite, sinon rivalise et bataille.
Ce tiraillement continu entre convictions theoriques et experience esthetique prendra toute sa dimension durant les trente dernieres annees de sa vie.
Portrait de Tolstoï puissant romancier, auteur de la Guerre et la Paix et d'Anna Karénine.
Tolstoï est également présent dans la bibliothèque des collections de Lire Magazine Littéraire (https://www.lire.fr/products/les-collections-n-31-leon-tolstoi).
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