« Coupable d'oser prétendre au statut de victime alors que je n'ai aucune preuve convaincante. Mon dossier est vide. »
C'est avec le film Mayrig d'Henri Verneuil sorti en 1991, que je découvre l'existence du génocide arménien. Mayrig, la mère interprétée par Claudia Cardinal, m'aura complètement bouleversée.
Avec l'Étrangère, j'ai reçu une forte charge émotionnelle à la lecture des évènements historiques, visuellement très forts.
C'est en voulant faire de la place sur mes étagères que j'ai ouvert l'Étrangère, en me disant qu'une fois lu, ce livre suivra son chemin dans une ruche de partage. Je l'avais eu en cadeau suite à l'achat de deux livres. Je me souviens l'avoir choisi entre le rayon décoration et la caisse, à demi en équilibre avec une pile de bouquins… Et pourtant...
Catégorie roman, l'Étrangère est l'ouvrage qui m'aura le plus remuée depuis cette année.
En 1987, le génocide arménien a été reconnu par le Parlement européen, puis par vingt-neuf pays en avril 2017. La position turque, quant à elle, maintient un refus ferme de reconnaissance en présentant la cruauté des faits comme une tragédie consécutive à la Première Guerre mondiale.
Le gouvernement Ottoman de 1915 s'est surtout acharné à détruire toutes les preuves…
Voilà pourquoi le dossier de
Valérie Toranian est vide…
Vide comme le crâne d'un squelette prenant la poussière quelque part dans les déserts ottomans…
Depuis avril 1915 jusqu'à une date non définie, certains parlant de juillet 1916, voire 1923, les deux tiers des arméniens périssent suite aux déportations, massacres, famines, marches de la mort, d'une ampleur massive.
Ce génocide coûte la vie à plus d'un million deux cent mille arméniens, sous l'ordonnance du parti Jeunes-Turcs, alors en place, les accusant de collaboration avec l'ennemi.
Un mois après le début de l'extermination, en mai 1915, les alliés accusent la Turquie de « crimes contre l'humanité et la civilisation ».
L'autrice, à travers les yeux et les souvenirs de sa grand-mère, rend le plus singulier, le plus émouvant des hommages. Il s'adresse en premier lieu à Aravni, sa tatik, mamie en arménien. Aravni porte en lumière le vibrant témoignage de tout un peuple, grâce au récit poignant de sa petite-fille.
Valérie Toranian avance avec prudence, à pas de velours, pour parcourir la mémoire en souffrance d'une veille femme…
L'autrice y conjugue passé et présent avec force et subtilité.
« Comme les enfants qui ne se lassent pas d'entendre la scène augurale de l'histoire d'amour entre leurs parents, je rêve d'un chapitre romanesque pour ma grand-mère, un épisode qui la détache du tragique. Je voudrais équilibrer les émotions de la spectatrice que je suis. Je voudrais qu'au coeur du malheur surgisse un coucher de soleil sur le Bosphore. »
J'ai aimé ses formes et sa griffe. Elle touche avec discrétion l'impardonnable et l'incompréhensible. Elle explique son ressenti avec une grande sincérité. Elle reste à l'écart, spectatrice de l'histoire d'un peuple dont elle est un des fruits, puis elle devient actrice d'une confession à fleur de peau.
Étrangère là-bas et pourtant chez elle, étrangère ici et pourtant accueillie.
Valérie Toranian se demande jusqu'à quel point
l'étrangère n'appartient à aucune civilisation.
L'étrangère est rayée de la carte comme une erreur. Alors
l'étrangère s'appartiendra à elle seule, et saura se reconnaître pleinement.
« Et je t'attache à moi par tes papilles, par ton petit ventre dodu d'enfant qui n'a jamais connu la faim, et tous ces gâteaux, c'est ma revanche sur la vie, ou plutôt sur la mort... »
Aravni, éclate ! Flamboyante comme une fleur gorgée de soleil. Acharnée de vivre. Pour elle, pour eux, pour tous. La reconnaissance n'est pas facultative. Ni oubli, ni excuses… Justice et réparations pour le peuple arménien.
« Et je t'attache à moi par le sucre et le sel, par ses épices douces-amères dont ta mère ignore même l'existence, et à chaque nouvelle bouchée je te fais mienne aussi sûrement que ta mère t'a fait sienne lorsqu'elle t'a sortie de ses entrailles en poussant un grand cri. »
Les livres offerts par hasard sont parfois les plus marquants...
Lu en mai 2021