S'inspirant de la liane,
Dénètem Touam Bona file la métaphore dans cet essai dont la narration elle-même adopte les caractéristiques de la plante, faisant des tours et des détours, enlaçant des éléments hétérogènes, se laissant porter par des zigzags imprévisibles, laissant filer l'inspiration…
Son propos est néanmoins porté par une thématique constante, celle de l'aliénation des peuples autochtones par la colonisation, et des moyens employés par ces derniers pour s'y soustraire ou s'en libérer.
Et quel exemple plus éloquent que la liane pour évoquer les techniques d'émancipation mises en oeuvre par le vivant ? La liane qui fait sécession vis-à-vis de tout ce qui l'entrave ; dont les mouvements -distorsions, retournements, enchevêtrements- ne sont rien d'autre que des mouvements de subversion ; qui, des Caraïbes à la Papouasie, a entravé la pénétration coloniale, puis s'est réinventée et multipliée pour partir à l'assaut de ce qu'a défriché le missionnaire.
L'opacité, l'enchevêtrement des milieux végétaux ont de tous temps constitué un refuge pour les communautés entravées ou dissidentes qui ont fait alliance avec leur puissance -sorcières et hérétiques, esclaves en fuite (les références au marronage sont fréquentes) ou zadistes… Ils invitent, forts d'une sagesse gaie et qui paradoxalement inclut une certaine folie, à puiser dans le souffle de l'indocilité même du vivant pour s'opposer au mouvement de l'humiliation et de la servitude.
Faire de la liane un exemple à suivre suppose de changer d'angle de vue, de remettre en question une vision de la nature définie par un pouvoir impérialiste nourri de l'idée d'une suprématie blanche qui consiste à vouloir tout maîtriser, tout catégoriser, tout faire fructifier. Une vision dont est issu le concept de terra nullius, supposant que personne ne vit dans les espaces ainsi désignés, réduisant les mondes indigènes riches d'histoire millénaire à une nature vierge à protéger, niant l'inscription du colonisé sur son propre territoire, voire l'en chassant au nom d'une sanctuarisation et d'une pseudo authenticité qui réduit en réalité l'environnement à un artefact. Pour sortir de la position d'extériorité et de surplomb caractéristique de cette écologie mainstream, l'auteur invite à s'inspirer des cosmologies autochtones -amérindiennes, aborigènes, africaines…- où s'entremêlent (et on en revient à la liane !) les diverses manifestations du vivant, qui sont à la fois une -éléments indissociables formant un tout- et multiples, par leur diversité, diversité s'inventant même au sein d'un seul de ces éléments. Un proverbe bambara évoque ainsi le multivers se logeant au coeur de chaque humain, qui abrite en son sein des éléments animaux, végétaux, minéraux, climatiques… formant des combinaisons mouvantes qui créent à l'intérieur d'un même individu de nombreuses personnes. La spiritualité occupe ainsi une place prédominante dans le rapport qu'ont les indigènes à leur environnement. La transe (qu'apporte la richesse chimique du végétal) et le rêve, considéré comme une forme d'imagination à part entière, sont notamment primordiaux, comme moyens d'expérimenter le point de vue de l'oiseau, de l'arbre, de la rivière, de se projeter dans d'autres formes de vie pour correspondre avec elles.
Les pouvoirs -blancs- en place ont toujours tenté de déposséder le petit peuple non seulement de cette spiritualité, mais aussi de leurs savoirs botaniques et thérapeutiques pour le remplacer par un savoir établi et réservé à une minorité -le corps médical-. Car la puissance libératrice et mystérieuse de cette spiritualité effraie, à l'image de la sylve séculaire, lieu trouble de métamorphoses, de visions tentatrices et effrayantes, qui a toujours suscité des réactions de défiance des autorités dominantes. La forêt est le lieu où l'on perd le contrôle, où se cachent les fuyards, où les peuples indigènes conservent leur liberté, leur culture et leur autonomie.
Or, en ces temps sombres qui sont les nôtres, de prolifération des dispositifs de contrôle, de l'abolition du droit d'asile à l'échelle internationale et de l'accélération de la sixième extinction de masse, la possibilité même du refuge se dérobe à nous. Il devient ainsi urgent de trouver des formes de résistance furtives, de créer des tactiques d'émancipation subtiles, et donc de s'inspirer de la liane, pour brouiller les pistes, transcender les catégorisations, "réhabiliter les puissances du rêve et de la poésie", et réadmettre l'intelligence du sensible, au sens élargi du terme.
Et si
Dénètem Touam Bona admet volontiers que la sagesse des lianes n'est sans doute qu'une chimère, peu importe. Elle est surtout un rêve à emprunter, pour crier un "Oui vibrant aux harmonies cosmiques"…
Mon billet vous paraîtra sans doute un peu foutraque, en carence de réel fil conducteur, voire de consistance. Il est cependant ainsi le reflet des traces que laisse cette lecture, qui s'apparente à une déambulation intellectuelle que l'auteur a laissé se développer sans s'imposer d'entraves ou de plan bien établi. Pour autant, son essai n'est ni creux, ni abscons. Il est une invitation à penser autrement, hors des imaginaires toxiques, des lignes droites et des carcans moraux ou institutionnels, une petite graine à planter dans l'esprit du lecteur pour y laisser ses pousses s'épanouir…
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