Belle découverte que ce Manuscrit de la Giudecca qui explore la vie du cardinal italien Girolamo Aleandro (personnage historique ayant réellement existé - 1480-1542).
Fort de la découverte d'un manuscrit retrouvé par hasard et manifestement écrit par l'intéressé, de la biographie précieusement conservée dans la bibliothèque du Vatican, des nombreuses recherches documentaires menées ici ou là, et des livres d'autres auteurs traitant de cette période historique et de certains personnages qui l'ont traversée,
Yvon Toussaint dresse, dans cette "autobiographie fictive et romancée", le portrait d'un homme de son temps (un portrait pas forcément sympathique au demeurant).
Un parfait érudit qui, bien que de moyenne extraction (il aurait quand même quelques quartiers de noblesse dans ses origines), s'est élevé peu à peu dans la hiérarchie des hommes qui comptent, tant au niveau de l'étude des belles lettres, de la diplomatie, de la religion. En cela, il a côtoyé les plus grands : L'empereur Charles Quint, les rois Louis XII et François 1er, le prince-évêque de Liège Erard de la Marck, les papes Léon X, Adrien VI, Clément VII, Paul III, mais aussi l'humaniste hollandais
Erasme (auquel il était apparemment intimement lié) ou encore le réformateur allemand
Martin Luther... dont on verra combien il a tenté de peser pour mettre l'un dans le camp de la religion catholique et ainsi s'en faire un allié de poids et, discréditer l'autre tant il pouvait être dangereux pour l'unité de la foi.
Au travers l'évocation de sa vie, le lecteur est amené à découvrir et à comprendre à la fois :
1/le fonctionnement des premières universités (il a été recteur de la Sorbonne à Paris) et leurs joutes verbales qui étaient la base même de leurs enseignements (ce qui ce pratiquait alors à l'oral s'est par la suite transformé vers l'écrit) ;
2/ le découpage géopolitique de ce qui pourraient être les prémices d'une Europe (rien à voir avec celle qu'on connaît de nos jours), les enjeux de poids qui dominaient alors, et les luttes d'influence qui étaient nécessairement menées tant par la puissance religieuse (pouvoir spirituel) que par les rois ou gouvernants d'alors (pouvoir temporel) pour asseoir son autorité, atteindre ses objectifs, imposer des alliances, corrompre, ou manipuler.
Pas toujours facile de se retrouver dans cet imbroglio politico-diplomatique !
3/ le fonctionnement interne des institutions ecclésiastiques à cette époque (Vatican et curie à Rome, mais aussi laxisme évident des archevêques et évêques dans les provinces), véritable "panier de crabes" où manifestement tout était permis pour mener sa guerre, gravir les échelons, et surtout s'enrichir, y compris des comportements officiellement condamnables (vie maritale, avoir des enfants, débauche et sodomie... quand ce n'est pas le meurtre (cf. les morts suspectes de certains papes) et pourtant, des comportements ni réprimés ni condamnés ; Il y a là comme une incroyable dichotomie entre un discours psychorigide n'autorisant aucune déviance au dogme et des actes en complète contradiction avec lesdits dogmes. Pas surprenant alors de constater, que plusieurs siècles plus tard, le Vatican reste toujours sourd à la condamnation de la pédophilie dans ses rangs.
4/ les rôles de "phare" ou de "perturbateur" qu'ont pu jouer à la fois
Erasme et
Martin Luther à cette époque pour faire entendre une autre voix et voir émerger une pratique religieuse résolument différente (démarche qui à terme conduira à la Réforme protestante). Personnellement, cet aspect du livre m'a donné envie de me replonger à la source des écrits de ces deux-là !
Et puis, on en apprend aussi beaucoup sur l'histoire et le fonctionnement de Venise, la sérénissime, contre-pouvoir économique et politique essentiel sur l'échiquier du monde ; sur le vécu des Juifs et leurs liens éventuels avec les différents protagonistes ; sur la façon de faire la guerre (ex : la bataille de Pavie) avec son lot de trahisons et de collusions, mais aussi sur la façon dont les puissants vivent "hors sol" au mépris des peuples qui, que ce soit à Paris, à Rome, à Venise, en Flandres, en Allemagne, sont assujettis et maintenus dans l'ignorance, la saleté, la misère, la maladie... Tiens, cela me rappelle quelque chose !
Un éclairage (macro et micro) qui confirme s'il était besoin que le monde et les Hommes n'ont hélas rien appris des erreurs et enseignements de l'Histoire quand on tente de faire le parallèle avec ce que nous vivons de nos jours. Partout, toujours, l'hypocrisie, la manipulation, l'argent avec son lot de corruption dominent pour maintenir un place un "système" qui a maintes fois fait les preuves de son efficacité.
Passionnée par les romans historiques et par les récits de vies, je ne pouvais donc que m'intéresser à cette pseudo autobiographie pourtant très parlante et à mon avis fiable même si un peu romancée. J'ai particulièrement apprécié la richesse des descriptions (pays, modalités de déplacement, villes, décors) ; la façon dont les traits de caractère du "personnage" Girolamo Aleandro sont présentés (attachants, méprisants mais aussi plus gênants) et la façon dont on pénètre dans son intimité et dans ses questionnements introspectifs ; la rigueur historique et la qualité de la documentation qui est ainsi mise à disposition (extraits de lettres d'
Erasme, de
Martin Luther, bulles papales, conclaves, etc.) ; le déroulement chronologique de l'histoire qui suit l'avancée des événements historiques (c'est déjà compliqué de s'y retrouver donc... là, le cadre spatio-temporel est un guide précieux) ; et enfin, à la fin, les nombreuses pages de notes et de références bibliographiques qui permettent de faire le tri entre vraies et fausses informations et surtout, donnent des pistes de lectures pour celles et ceux qui auraient envie d'explorer plus avant certains sujets.
Il reste que ce n'est pas un livre facile à lire. Il demande quand même une certaine culture historique, une vraie rigueur et certaines connaissances (vocabulaire, généalogie des rois). Moi-même, à plusieurs reprises, j'ai dû avoir recours au dictionnaire pour avoir accès à certains mots ou formulations ou vérifier telle ou telle information sur telle ou telle personne. Faute d'aimer
L Histoire, ce livre risque d'être quelque peu rébarbatif car même si c'est un peu romancé, ce n'est pas un roman qui se lit à la va-vite. Et puis, c'est surtout un point de vue masculin sur le monde d'alors (les femmes sont très rarement évoquées). En cela, il m'a fait penser un peu au livre
le Nom de la rose de
Umberto Eco (en moins dense tout de même).