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Critique de domi_troizarsouilles


Roman extrêmement sombre et dérangeant, qui bouscule et bouleverse. On est dans une Égypte du futur, mais un futur pas tellement lointain. Les riches très riches se sont retranchés dans les endroits les plus agréables (en bord de mer), isolés du reste du pays par de hauts murs barbelés protégés par d'anciens marines américains, et vivent dans une surabondance de biens (y compris de nouvelles drogues chimiques dont ils ne peuvent se passer) et de sexe facile, dans la paix avec les anciens ennemis (dont Israël qui est évoqué au passage) et surtout, dans un incommensurable ennui des heures et des jours qui se suivent sans surprise. Plus rien n'amuse cette jeunesse dorée et complètement désabusée ; plus rien ne les occupe plus de quelques minutes, plus rien ne les intéresse. le maquillage à la mode est devenu celui qui imite des blessures les plus sanguinolentes possibles. Dans ce monde complètement désenchanté, ultra-capitaliste mais sans plus aucune place pour le rêve ou l'espoir (de quoi ? quand on a tout…), le divertissement ultime consiste à passer (illégalement) de l'autre côté des murs, pour y kidnapper n'importe qui et le ramener dans leur paradis pour organiser une chasse à l'homme en plein désert, et revenir ensuite auprès des autres jeunes de leur clan, avec un trophée : un bras ou une main de leur victime…

C'est ce que va tenter l'un des deux personnages principaux de ce court roman, dont le nom n'est jamais cité il me semble, qui se rend vers ce monde des « Autres » avec sa petite amie du moment, appelée (bien ironiquement !) Germinal. Ces Autres vivent dans une misère et une crasse extrêmes ; depuis longtemps les services publics ont cessé de fonctionner, il n'y a plus de métro, de salaires, d'écoles, d'hôpitaux, de médicaments, rien ! Il n'y a même plus de chiens ou de rats, car leur chair est trop précieuse et le moindre animal qui parviendrait à survivre dans ce cloaque se fait bien vite attraper pour fournir un peu de nourriture à ces êtres qui n'ont plus rien, même plus vraiment d'humanité. Certains arrivent à survivre en effectuant les travaux sales que leur laissent les nantis d'Utopia, mais c'est surtout une criminalité de survie et devenue normale qui s'est développée : proxénétisme et prostitution, trafics divers et variés (et notamment cette fameuse drogue à la mode mais alors coupée), dans un climat de guerre des gangs où les armes sont faites de vieux objets communs recyclés.

C'est ainsi que, trop téméraires, le narrateur « chasseur » et Germinal se retrouvent en bien mauvaise posture, avant d'être sauvés par Gaber, l'un de ces Autres, qui va les prendre sous son aile jusqu'à les ramener dans leur monde, sans qu'on comprenne trop pourquoi. Ils ont tous deux plusieurs points communs bien au-delà de leur terrible différence d'origine : tous deux ont beaucoup lu, dans ce monde où les livres n'ont plus cours quel que soit le côté du mur ; ces lectures devenues inutiles dans leurs mondes respectifs les ont tous deux rendus cyniques ; et aussi, tous deux sont animés d'une haine infinie envers l'autre. Mais, tandis que le narrateur nanti recherche sans répit le « frisson » qu'il n'a jamais ressenti dans sa courte vie de 16 ans à peine, Gaber tient plus que tout à rester digne quoi qu'il arrive, et protéger à tout prix son plus précieux trésor, sa soeur trop jolie, malgré la saleté et la tuberculose qui la condamnent à très court terme…

Bon, là j'en ai déjà beaucoup dit, presque plus qu'un résumé, et je n'ai même pas encore vraiment commencé mon commentaire. Mais le synopsis présent sur les différentes plateformes n'est pas tout à fait explicite (et pour cause !), et dès lors il est difficile de deviner à quel point l'auteur nous décrit deux populations issues des mêmes racines, mais devenues étrangères et même haineuses l'une envers l'autre. S'il se penche au départ sur le narrateur venu d'Utopia, dans plusieurs chapitres Gaber devient à son tour narrateur à la 1re personne du singulier, ce qui accentue le profond antagonisme qui existe entre les deux. Mais, clairement, et sans jamais voiler les côtés sombres de son « vrai héros », l'auteur a pris le parti de Gaber, car lui seul semble avoir gardé une vacillante flamme d'humanité, dans ce monde partagé entre nantis trop désabusés ou pauvres ayant depuis longtemps plongé dans une certaine bestialité, mais des deux côtés tellement sans illusion, au point de ne plus ressentir aucun de ces sentiments, de ces émotions qui font d'un homme ou d'une femme, un être humain.

L'auteur expose ainsi, avec un réalisme empreint d'une certaine cruauté même, ce qui pourrait arriver dans une société où la classe moyenne (composée de ces professions que certains ont tellement tendance à considérer comme « inutiles », entre fonctionnaires, enseignants, personnel soignant, petits commerçants, etc.) aurait disparu, et où les deux extrêmes se seraient développées de façon exponentielle, entre opulence scandaleuse qui semble pourtant ne plus choquer personne, et pauvreté sans nom assortie d'une telle résignation que cette population n'a même plus la force de se révolter.
Il place son histoire en Égypte dans un futur proche, dénonçant ainsi certaines tendances sociétales qui existeraient déjà dans son pays, et notamment ce fossé divisant nantis et miséreux qui ne cesserait de s'élargir, dans la méconnaissance les uns des autres, une indifférence de la part des riches et un certain fatalisme, un renoncement de la part des « Autres ».

Mais ce qui est particulièrement glaçant dans ce livre, entre les mains de la lectrice occidentale que je suis, c'est que cette histoire terriblement dystopique pourrait arriver de la même façon, avec à peine quelques subtiles différences géographiques, dans nos pays aussi. Il suffit de gommer les quelques passages qui parlent explicitement de l'Égypte, passages relativement peu nombreux en plus, et les replacer dans un contexte européen (et je suppose qu'un contexte nord-américain marcherait tout aussi bien, si l'on peut dire), et ça devient tout à coup terriblement réaliste, de l'ordre du possible, de l'ordre de l'horrible !

L'auteur nous livre ce récit dans un plume langue proche d'une mélopée parfois, avec ses aspects répétitifs – juste assez pour qu'il en ressorte une certaine mélancolie, juste pas trop pour que ça ne soit pas lassant. Il est assez difficile de dire, pour moi qui n'y connais rien, si c'est une caractéristique propre à cet auteur en particulier, ou si c'est un artifice récurrent dans la littérature arable, mais en tout cas, ça donne une force indéniable à cette histoire. En outre, le récit est ponctué de citations ; or, si certaines sont issues d'un imaginaire groupe de rock (d'une forme de rock pas encore connue aujourd'hui, mais tellement extrême que le hard rock ou le heavy metal sembleraient « gentils » en comparaison, explique-t-on) qui s'appelle de façon bien trouvée « Orgasm », d'autres sont de vraies citations, dont la plus touchante que de nombreux commentaires ont reprise, est de cet auteur égyptien connu semble-t-il, mais illustre inconnu dans notre monde occidental (d'ailleurs il semble bien qu'il n'ait quasi as été traduit en français), Abderrahman El-Abnoudi, que Wiki présente comme Abdel Rahmane al-Abnoudi, et que je ne peux m'empêcher de citer ici tant il illustre bien tout le paradoxe de ce livre :

"On est deux peuples. Deux peuples, deux peuples !
Regarde où est le premier, regarde où est l'autre,
Et là, c'est la ligne qui passe entre eux deux.
Vous avez vendu la terre et avec elle ses outils et ses gens
Devant tout le monde vous l'avez déshabillée
On l'a vue tout entière, de la tête aux pieds
Elle est morte et son odeur a précédé son dernier souffle
Et nous, les fils de chien, nous, le peuple
A nous le plus beau et son chemin difficile
A nous les coups de botte et les coups de talon
Et le droit de mourir à la guerre."
Abderrahman El-Abnoudi, "Tristesses ordinaires" »

Ainsi donc, lisez-le, ce livre terrible, en plus il se lit vite et facilement car la langue même est très accessible. Mais laissez ensuite votre coeur se reposer, et digérer ces scènes devenues banales dans un certain monde, et pourtant d'une horreur sans nom… qui n'est pas si loin de nous !
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