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Critique de Lucilou


Il y a quelques mois, j'ai découvert les romans de Minh Tran Huy, son écriture poignante et poétique qui transperce et qui bouleverse ; et son univers soyeux, très tourmenté et d'une grande cohérence.
Ce furent d'abord «Les Inconsolés » -sublime-, puis « La Princesse et le Pêcheur » -touchés par la grâce -. Je m'étais alors promise de dévorer aussi « La double vie d'Anna Song » quand j'aurai le temps et que la pile décadente de livres à lire qui colonise le parquet de ma chambre aurait diminué (soyons clairs : elle ne diminue jamais!).
Prise par d'autres auteurs, d'autres romans, j'ai oublié Anna Song jusqu'à ce que je lise, il y a quelques jours, ce qu'en a écrit berni_29 ici, un billet sensible et très beau qui a achevé de me convaincre de rechercher « La double vie d'Anna Song » et de m'y plonger.

Une fois de plus (jamais deux sans trois!) j'ai été complètement happée par l'histoire racontée par l'auteur, par son style à la fois très écrit, extrêmement poétique mais qui fait également la part belle aux sens, à la chair et à l'instinct ; par son univers torturé et mystérieux, cruel et pourtant plein de grâce, oppressant quoique fait de dentelle, à la lisière du conte ; par ses obsessions qu'on retrouve d'un roman à l'autre et qui les hantent comme autant de fantômes ; par son sens du récit et de la construction, par ce chemin qu'elle fait emprunter au lecteur, un peu brumeux, jusqu'à la chute vertigineuse qui poignarde et qui donne envie de reprendre le roman dès le début, pour tenter de trouver les clefs, les codes et de comprendre...

Anna Song avait quarante-neuf ans, elle était belle et talentueuse. C'était une grande pianiste, une virtuose méconnue. Une artiste maudite.
Anna Song n'a pas eu la carrière qu'elle méritait : une dystonie lui a fermé les portes des institutions de la musique classique, et lorsqu'elle a enfin pu se remettre à jouer, elle a préféré se retirer pour enregistrer les morceaux les plus célèbres et les plus difficiles dans le studio construit pour elle dans le jardin de la propriété qu'elle partageait avec son époux Paul Desroches. Alors même que ses enregistrements trouvaient enfin leur public grâce au travail et à l'abnégation de Paul, que critiques et musiciens reconnaissaient enfin le talent infini de la musicienne, elle a été emportée par le cancer qui la rongeait depuis des années et la laissait exsangue après chaque séance d'enregistrement.
Il n'en faut pas plus pour naisse la légende : les gens ont toujours aimé les destins brisés, les artistes maudits, les tragédies...
Il paraît que parfois pourtant les légendes se fendillent, que le réel les met à mal et qu'elles tombent alors de leur piédestal et se brisent.
Anna Song, peu après sa mort, va tomber du sien : ses enregistrements ne seraient pas les siens mais de vulgaires copies, des enregistrements piratés, des performances pillées à d'illustres inconnus. le scandale éclate et on somme le gardien du temple, l'époux éploré, l'imprésario endeuillé de s'expliquer.

Le roman alterne entre des articles de presse relatant « l'affaire Anna Song », de la mort de la pianiste à la découverte de l'escroquerie et le récit de Paul Desroches qui tente de se justifier, d'expliquer. En filigrane, son amour fou pour Anna, de cet amour qui confine à la folie et « la pavane pour une infante défunte » qui résonne encore et encore.

C'est l'histoire d'un enfant et de sa petite voisine qui commence quelque part en Normandie sous le regard bienveillant de deux grands-mères qui ne parlent pas la même langue mais qui se comprennent quand même.
Le petit garçon est timide, mélancolique et depuis la mort de ses parents, il s'éteint, sans bruit jusqu'au jour où il passe la porte de la maison d'à côté. Dans le salon, la fillette est au piano et ses mains courent sur le clavier, la musique en ruisselle et Paul est hypnotisé. Dès lors, Anna et lui deviennent inséparables -ou presque-.
Quand elle ne joue pas, Anna lui raconte sa vie et ses parents, le Vietnam d'où ils viennent mais qu'elle ne connaît pas, les légendes de cette terre qu'elle rêve au creux de l'exil européen de ses parents -c'est aussi le sien- et l'histoire de son grand-père et de sa propriété de conte de fées qu'il détruisit lui-même un soir de guerre mais qu'elle rebâtira un jour. Elle lui dit ses rêves de piano et de musique et lui rêve avec elle, de ce passé qui ne lui appartient pas et de ses projets dont il sera.
C'est un amour d'enfants qui se perdent puis se retrouvent et s'épousent.

Un amour fou entre deux grands blessés.

Au terme du récit de Paul Desroches, on comprendra le sens de l'imposture, des mensonges et tout le reste.
On saura les blessures inguérissables, celles de l'exil et de l'Histoire, celles de ses ancêtres qu'on porte en soi et qui nous hante, celles des échecs, celles du déracinement ; celles des rêves trop grands et qui ne se réaliseront pas, celles des amours blessées ; celles que même l'amour ne guérit pas.
On saura le poids des secrets et celui des racines trop longtemps étouffées.
On saura la force des contes et de la fable, celle de l'abnégation des amoureux transis, celle -implacable et tyrannique- de la réalité.

« La double vie d'Anna Song » est un roman captivant, cruel, très dense qui se lit d'un souffle. Il m'a étouffée et mise mal à l'aise parfois : exquise douleur dont je ne pouvais ni ne voulais sortir. C'est un roman hypnotique et triste, une mélopée lancinante qui abolit la frontière entre la réalité et le fantasme, où les silences sont assourdissants et dangereux comme les épines des contes ; un roman qui joue avec les miroirs, la folie et les rêves ; un roman, enfin, qui raconte la douleur des déracinés et la nostalgie des pays qui ne sont plus, plus vraiment.








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