Mon couteau ne vibre pas malgré ma peur. C'est bon signe, ça m'apaise. C'est dingue, j'ai l'impression parfois qu'il est vivant et qu'il me transmet ses impressions : s'il vibre et chauffe, je suis en danger. S'il reste tiède, tout va bien. Il faut que j'arrête de délirer. Je vais devenir folle, je me comporte comme une sorcière du Moyen Age avec ses bibelots magiques.
Le manque me tue, c’est injuste, on n’a pas le droit de séparer des enfants de leurs parents, même s’ils ont trahi leur patrie. Surtout que maman n’a trahi personne.
[ Moscou, 1948 ]
- Nina, ta mère savait qu'ils allaient l'arrêter.
- Elle ne m'a rien dit !
- C'est pour te protéger qu'elle n'a rien dit. Le musée d'art qu'elle dirigeait a été liquidé. Elle a refusé d'obéir aux ordres du dirigeant de la Culture soviétique, elle a défendu les oeuvres et les artistes français. Elle a été accusée de propagande anti-soviétique, pro-occidentale.
- Qui l'a accusée ?
- Elle a été dénoncée par une collègue qui voulait récupérer les bâtiments du musée pour y mettre une Académie des Beaux-Arts.
- Une Académie pour des étudiants d'art ?
- Ils veulent nier l'existence des courants d'art étrangers, effacer des pans entiers d'histoire. (...) Ta mère a refusé de calomnier les impressionnistes et les autres artistes occidentaux.
(p. 24)
Si je baisse les bras cette fois, je les laisserai toute ma vie et alors, quel sens cela aurait de vivre ?
[1948. Nina, 15 ans]
Je me focalise sur le slogan inscrit en lettres d'or en dessous d'un immense portrait de notre chef bien-aimé, le petit père des peuples, Joseph Staline : 'On ne vainc pas l'ennemi si l'on n'a pas appris à le haïr'. C'est une des phrases que se répétaient les soldats de l'armée rouge pour rester vaillants au combat pendant la guerre.
(...)
- Ils ont mis [ce slogan] au réfectoire pour que nous autres, filles de traîtres, on comprenne qu'il vaut mieux être du côté des vainqueurs et ne pas exciter leur haine.
(p. 29-31)
- Elle est immense et montre des choses immenses.
[•••]
- Sais-tu, ma chérie, que derrière les choses les plus immenses se cachent parfois des choses minuscules ? [•••] Et ces choses immenses reposent sur des choses minuscules, mais bien plus précieuses, fortes et résistantes.
Nina, où qu’ils t’emmènent, enfuis-toi, retrouve ta grand-mère, elle t’expliquera.
Attention aux hommes en noir, attention aux corbeaux qui dénoncent, attention aux murs qui ont des oreilles" chuchote-t-il avant de me mettre à la porte. Dès que je suis dans la rue, j'ai l'impression étrange que la guerre n'est pas finie !
Il est cinq heures du matin, le jour se lève, j’ai vu la lumière verte à travers les fenêtres du réfectoire. Je me glisse sous ma couverture qui pique. Je suis engourdie de sommeil mais j’ai la tête trop remplie pour m’endormir. Mon cerveau est en ébullition. Une boussole, un couteau. Une dissection. La petite fille, et sa poupée. La petite fille, c’est moi. Et ma poupée. Je n’ai pas de couteau ni de boussole. Une dissection. Qui dissèque ? Le collectionneur d’œuvres ! L’équivalent de maman. Ou de mon père ! Puisque lui aussi était conservateur au musée d’art russe ancien, là où se trouvaient toutes les icônes, les peintures religieuses et les objets de culte (bibles, coupes…) réquisitionnés par l’Etat peu de temps après la révolution. « Les icônes sont désormais propriété nationale. » Dans les années vingt, mon père a parcouru le pays pour éviter les pillages, les destructions, et récupéré un maximum d’objets religieux pour les collections nationales. Qu’a-t-il disséqué ?