Dernièrement , mon ami extraterrestre Chewbacca m'a dit , dans son langage : "Vous êtes vraiment terribles, vous les Terriens : vous vous évertuez à faire des classements, des ordonnancements, des tris , des évaluations, en fonction de critères totalement subjectifs !" "C'est pas faux répondis-je, (parce qu'en plus du wookie je parle aussi le percivalien) : ce n'est pas parce que je préfère Schubert à Brahms que ça met Schubert automatiquement au-dessus de Brahms. Mais, cher ami velu (c'est gentil d'être velu), je ferai deux objections : d'abord il y a la tradition, la coutume, l'usage qui fait qu'on donne souvent la préséance à l'un par rapport à l'autre, quoique suivant les lieux et les époques, ce classement puisse être aléatoire. Ensuite, il y a ce que j'appellerai le "poids historique" : Si Bach (Jean-Séb, pour les intimes) est considéré comme Dieu le père par tous les musiciens, c'est certes à cause de son génie (mais Mozart et Beethoven peuvent en dire autant) mais surtout grâce à son rôle prépondérant dans l'histoire de la musique, tant pour la composition que pour l'exécution (tous instruments confondus, sans parler de la qualité supra-humaine de son oeuvre. En dehors de ça, subjectivement, Bach est bien l'égal de Mozart, Beethoven, Schubert, Brahms, Chopin er Richard Clayderman.
Charles Trenet, toutes proportions gardées, présente le même cas de figure. Sur le plan de talent pur, il est clair qu'on peut le mettre sur la même longueur d'ondes (sur votre radio préférée) que des pointures comme Brel, Brassens, Ferré, Ferrat, Béart, Vigneault, Barbara ou
Anne Sylvestre et beaucoup d'autres... Mais l'influence de
Trenet, au tournant des années 30, sur la chanson française, est non seulement très importante, mais prépondérante. Comme dit
Jacques Brel "Sans lui nous serions tous des experts-comptables". Rappelez-vous (pour une très petite minorité d'entre vous) ou imaginez (tous les autres) ce qu'était la chanson dans les années 30 : la fin du cabaret et le début du music-hall avec des vedettes comme
Maurice Chevalier,
Tino Rossi ou
Joséphine Baker, et puis un courant nouveau porté par des gens comme Mireille, Jean Nohain et Jean Sablon, des formations "swing" comme les Collégiens de Ray Ventura ou l'orchestre de
Jacques Hélian... et un auteur-compositeur-interprète (un des rares de ce type à cette époque),
Charles Trenet.
Nouveau ménestrel,
Trenet a conscience que la chanson doit être le mariage heureux entre un texte et une musique. Pour le texte, pas de souci,
Trenet est un poète authentique, il sait faire naître les images, et il sait faire naître les émotions, que ce soit l'amour, la nostalgie de l'enfance, la mer ou la montagne, il sait également manier l'humour et même parfois l'autodérision, il sait même de temps à autre, approfondir son propos et nous faire réfléchir sur des thèmes existentiels... Pour la musique, ce n'est pas beaucoup plus difficile, un vent d'Amérique, issu du jazz, vient régénérer la chanson, c'est le "swing", rythme enlevé qui ne peut que plaire à la jeunesse.
Trenet a ce talent - ce génie - de trouver l'osmose parfaite entre texte et musique...
Et la preuve qu'il s'agit bien de talent ou de génie, c'est que cela perdure : les années 40, 50, 60, 70 80 s'égrènent, et
Trenet est toujours là. le swing s'assagit (quoique...) mais l'inspiration est restée la même. Ses chansons sont reprises dans le monde entier, et en France notamment par les plus grands. Il est mentionné aussi bien dans l'histoire de la littérature que dans celle de la chanson.
Il nous reste plusieurs centaines de textes, dans une palette extraordinaire de thèmes, de couleurs, de sentiments, tour à tour drôles ou sérieux, parfois tragiques, toujours poétiques, jamais ennuyeux. La raison en est simple :
Trenet est le poète de notre vie de tous les jours, celle du laitier, du facteur, des amoureux, une vie transcendée parfois par le rêve ou par la fantaisie...
Avec d'autres mots et une autre musique,
Charles Trenet, par son inspiration populaire et pleine d'humanité, est très proche de
Jacques Prévert, ne trouvez-vous pas ? Un peu moins réaliste et moins social, mais un peu plus lyrique et plus rêveur... C'est très net !