Jean Masson, «jeune journaliste parisien visitant pour la première fois l'Italie», par un froid sibérien, roule vers Venise dans un train non chauffé. Il est invité en la Sérénissime par sa tante, soeur de sa mère qui y vit depuis son mariage avec un avocat un certain Bassiglia. le froid le tient éveillé et il «marche à grands pas d'un bout à l'autre du wagon» alors qu'autour de lui tous dorment sous les couvertures dont ils ont eu, contrairement à lui, la prévoyance de se munir.
Une voix soudain le hèle, qui appartient à un certain Vittorio Rancini, étrange personnage, libertin inquiétant, cynique et un peu sulfureux, membre de l'illustre famille vénitienne des Balbi qui semble lire à travers lui. Jean va perdre pied. Tout devient irréel à partir du moment où Rancini prend la parole et l'entraîne en le perdant dans le labyrinthe du récit des rencontres qui jalonnent sa vie. Il semble fasciné par la mort et soulève les dessous de la ville décatie vers laquelle ils s'acheminent comme il le ferait de ceux de la petite Nina Petrovna danseuse des ballets russes ou d'Alexandra Reüter collégienne qui le faisait fantasmer mais qui ne peuvent, ni l'une ni l'autre, lui faire oublier la passion qu'il voue à sa mère.
«Venise est un être humain qui voulut passer du Moyen Age à l'âge moderne, et n'y parvint pas, dramatiquement fascinée par sa propre décadence. Elle se nourrit de sa lèpre.... Nous sommes de l'autre côté de la vie qui n'est pas la mort.
Le lecteur est lui-aussi embarqué dans un voyage hors du temps à bord de ce train rendu immobile par la magie de la parole enveloppante du séducteur qu'est Vittorio Rancini qui est maître dans l'art d'abolir la frontière entre rêve et réalité et l'abandon du train à Mestre (en 1922 le train n'allait pas jusqu'à Venise) ne fera que renforcer cette impression. Mais la magie est-elle le fait de l'énigmatique et mystérieux Mancini ou de Venise ?
Du bateau qui les y conduit Venise semble flotter et s'éloigner comme une coquette qui fuit pour mieux se donner plus tard.
«Combien nous étions petits, sales et tristes, abandonnés, face à une Venise terrible que nous soupçonnions là-bas, de l'autre côté de cette impalpable opacité ; Venise improbable, pareille aux cités des légendes nordiques, et comme s'il fallait que nous mourrions pour avoir le droit d'atteindre l'autre rive.»
La fin de ce livre étrange ne fera que reconduire le mystère.
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Né en 1931 dans les Ardennes, sous le nom de Jean-Paul Baron, Frédérick Tristan, auteur de plus de trente livres en soixante ans d'écriture, aime brouiller les pistes. Comme Fernando Pessoa, il a créé des hétéronymes qui écrivent à sa place, dont celui de Danielle Serréra, jeune poétesse suicidée à 17 ans. En 1983 il obtient le prix Goncourt avec « Les Égarés ». Membre éminent du courant littéraire de la Nouvelle Fiction identifié par Jean-Luc Moreau, il a notamment publié « le Dernier des hommes » (1993), « L'Énigme du Vatican » (1995), « Stéphanie Phanistée » (1997), ainsi que des romans policiers sous le nom de Mary London. En 2000, il reçoit le Grand Prix de littérature de la Société des Gens de Lettres pour l'ensemble de son oeuvre, rééditée par Fayard depuis 1997. Il a publié ses mémoires en 2010 : « Réfugié de nulle part » (Fayard, 470 p.).
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