Contrairement à ce que pourrait laisser penser le titre, très vendeur, de l'ouvrage, Mémoires et aventure d'un prolétaire à travers la révolution,
Norbert Truquin relate en réalité de façon large les principaux moments de son existence qui l'ont marqués : les épisodes révolutionnaires de février et de juin 1948, de l'avortement de la Commune de Lyon ne représentent qu'une infime partie de son récit, qui fait la part belle à son expérience dans différents métiers prolétaires où il décrit ses conditions d'existence et la lutte pour la survie, depuis son enfance misérable jusqu'à ses vieux jours.
Norbert Truquin est un témoin irremplaçable de la condition ouvrière du XIXe siècle, vécue de l'intérieur ! Dans un style concis et précis, il dresse un violent tableau de la lutte des classes grâce à des portraits très pittoresques. Sa description de l'organisation sociale des débuts de la colonisation française en Algérie est également très instructive. Il parle du point de vue d'un petit colon prolétaire, désabusé par les promesses d'enrichissement. Il découvre la brutalité et l'inefficacité du système colonial français, où l'armée vit en parasite sur les populations : la mise en valeur des terres selon les normes françaises est très difficile et ne permet pas de sortir de sa condition.
On lit avec plaisir ce récit rare d'un ouvrier qui a su mettre sur le papier son expérience au service de sa classe : « Il est urgent que tous ceux qui travaillent et souffrent des vices de l'organisation sociale ne comptent que sur eux-mêmes pour se tirer d'affaire et se créer un présent et un avenir par la solidarité ».
Son texte est en effet plus qu'un témoignage, une oeuvre de combat où il expose sa vision d'une société différente où les ouvriers pourraient s'émanciper grâce à l'association. Il se fait donc l'écho des idées socialistes utopiques de son époque qui préconisaient la mise en commun des moyens de production au sein de phalanstère ou de colonie pour échapper à la sauvagerie et à la misère du capitalisme industriel en pleine expansion.
Ses idées socialistes sont encore marquées par l'enfance du mouvement ouvrier, nostalgique de la petite production autonome, aveugle sur les questions féminines et cultivant des préjugés contre les juifs (qui vivraient de l'usure…).
Malgré ces quelques bémols qu'il faut contextualiser dans son époque, l'écriture prolétarienne de
Norbert Truquin est une belle gifle, un acte de résistance et de dignité contre ses employeurs, contre les beaux messieurs lettrés qui privatisent la parole (avocats, professeurs, prêtres, hommes politiques...). Illettré, il a lutté pour son émancipation en s'instruisant et s'est finalement emparé de la plume pour dénoncer vigoureusement les ennemis de la classe ouvrière. Il propose un récit édifiant, prémices d'une culture socialiste qui est assurément un classique pour tout ouvrier conscient.
Mention spéciale pour le conte utopique « La colonie du père Jacques » créé après l'insurrection de Juin 48.
Norbert Truquin prétend avoir créé ce conte pour faire de la propagande parmi les soldats du train alors qu'il était encore illettré ! Il y a ajouté une foule d'épisodes secondaires pour étayer ses idées sur l'organisation sociale, dont il concevait qu'elles n'étaient du goût des personnes instruites, « mais en bien des circonstances (ce conte) lui a été d'un grand secours pour initier les simples et les ignorants aux choses du socialisme. ».
L'auteur y raconte le naufrage d'un navire de religieuses qui doivent s'adapter et s'organiser pour survivre sur une île déserte. le père Jacques leur propose une organisation sociale égalitaire où toutes doivent travailler pour le bien commun. Les personnes de plus de quarante ans, qui ont fait preuve de leur sagesse grâce à leur expérience sont « retraitées », et deviennent administratrices de la colonie. Cette utopie serait sans saveur si un second naufrage ne venait perturber cette « robinsonnade » coloniale ! Une compagnie de militaires français débarquent donc et s'approprient femmes et ressources disponibles sur l'île. Rapidement, la présence de ces hommes improductifs épuise complètement les réserves des religieuses, car le triumvirat qui prétendait imposer sa domination sur l'île s'avère incapable de nourrir la colonie. Ils sont obligés d'implorer l'aide des femmes. Elles n'acceptent de les aider que s'ils adhérent aux principes du père Jacques gravées dans un rocher :
« Nul ne doit posséder la terre, qui est à tous, et chaque homme ne doit vivre que du fruit de son propre travail ».