Le buveur de lune

Si seulement je savais ce que je pense, ne serait ce que l'espace d'une brève seconde vertigineuse, j'imagine qu'une grande porte s'ouvrirait et que cela déborderait.

Mais d’autre part : Qu’est-ce qu’une langue qu’une seule personne peut parler, sans comprendre ? C’est précisément mon cas : je connais sûrement dix mille mots en myonien mais n’en comprends pas un seul.

Mlle Steinunn : grande, blonde et costaude. Sort sur le perron de la traverse des Poètes, invitant les rideaux de neige à s’ouvrir, afin que père et elle puissent marcher les pieds au sec vers les demeures du pouvoir qu’elle estime être celles de père. Avec des gestes discrets elle l’exhorte - cette fragile coque d’insecte qui contient une voix autrefois célèbre à travers tout le pays - à peindre le monde avec les couleurs de sa nouvelle palette, acquise durant une longue période de repos en compagnie des “déshérités de la société”, sur lesquels “seul Dieu se penche”, ajoute Mlle Steinunn. Selon moi, elle en ajoute beaucoup trop, je décline leurs dîners en tête à tête, elle ne comprend pas La jeune Fille et la Mort. Quand elle touche nos assiettes et nos tasses, celles-ci prennent ses taches, son odeur, sa forme. Mlle Steinunn vient du mauvais côté, quand elle est là, je ne peux pas discuter avec Lara.

Sais-tu, Pétur, qu'il existe des sons qui peuvent briser les vases les plus précieux? Il y existe aussi des regards, des intonations et des gestes qui entament les centres nerveux les plus fins et les plus sensibles. Si l'on n'est pas capable de ressentir cela, c'est que l'on est mourant. Si on le ressent, c'est qu'on vit, simple comme bonjour.

A l’est le soleil à son lever
répand ses ors sur les nuées
s’élève sur la ligne des montagnes
pour illuminer villes et campagnes
Il vient du très lointain pays
où s’étendait jadis le paradis
Il procure aux anciens joie et courage
et réjouit l’âme de ceux du jeune âge.

Comme je te l’ai dit : un père ne doit plus vivre à partir du moment où il a déjà raconté ses quelques histoires pour la cinquième fois : tu étais peut- être patient à la sixième, à la septième aussi, mais j’ai bien remarqué ton regard, comme tes yeux divaguaient, se détournait, pour ensuite venir s’enfoncer dans ma conscience comme le tranchant d’un couteau : il est cruel de se surprendre soi-même dans ces moments- là.

Sa bouche ondule telle une oriflamme
dans l’ovale parfait de son visage d’ingénue.
un doux recueillement emplit mon âme
quand ma langue entre ses dents s’insinue.

Ses seins tendus se tendent hardiment
sous la courbe fine de sa gorge, de son cou
je voudrais ici monter mon campement
et pas être plus que l’agneau le plus doux.

Puis à son tour son ventre de velours
reçut les baisers de ma bouche malicieuse,
et l’on se sent vite comme dans un four
quand ainsi on goûte une dame délicieuse.

Du bas du ventre les carillons tintent,
avec ardeur vibre mon battant qui s’avance
vers la petite grotte douce et ointe
sous la courbe de ton ventre qui s’élance.
Oh Femme, je viens en toi de soir !

Tu t’en rendes compte : qu’il faut toute une vie pour devenir enfant, et oser penser à nouveau les pensées d’un enfant.

Chaque être contient en lui une parcelle de notre propre vie, un moment, un événement, peut-être seulement un regard, quelque chose qui, si on se donne la peine de réfléchir, nous fournit la connaissance fondamentale entre toutes : celle que, dans notre solitude, nous ne sommes pas seuls. Nous portons nos qualités, nos ridicules, afin que d’autres à travers nous puissent apprendre à se connaître eux-mêmes.

-Je ne convenais sans doute pas comme ambassadeur. Je n’ai en effet jamais appris à sourire, dit- il avec sérieux en levant son verre, pour contempler le rouge du vin avant de le reposer. Un sourire qui fait défaut peut coûter cher à un pays.