Uderzo ne le sait pas encore, mais avec la publication de son deuxième album solo, il démarre une séquence d'albums qui s'attaquent aux thèmes les plus « casse-gueule » de la série. Peut-être Uderzo était-il obligé de franchir ainsi certaines limites pour se hisser à la hauteur de son ami Goscinny, ne pas rester dans son ombre et chercher de nouveaux espaces à explorer pour maintenir l'intérêt et retenir l'attention des lecteurs.
Ces thèmes inexplorés seront abordés dans quatre albums successifs : les références bibliques contemporaines de l'époque d'Astérix (T26 : L'Odyssée d'Astérix) ; l'homosexualité supposée des héros (T27 : le Fils d'Astérix) ; la fin du réalisme conventionnel (T28 : Astérix chez Rahàzade) et la révolution féministe (T29 : La Rose et le glaive). Ces albums sont les meilleurs de la période solo, ce qui démontre bien une stratégie payante. Cependant, le manque d'inspiration finira par arriver et le dépassement des limites communément admises s'avèrera être un jeu plutôt risqué (notamment à partir du T30 : La Galère d'Obélix).
Avec L'Odyssée d'Astérix, album sorti en 1981,
Uderzo pérennise la série en transformant l'essai que constitue le T25 : le Grand Fossé. Il valide ainsi la première résurrection d'Astérix (la seconde résurrection viendra avec le remplacement d'Uderzo lui-même par Conrad et Ferri). Pour raconter une résurrection, quoi de mieux que de la situer en Terre sainte où
Uderzo choisit d'envoyer ses héros, et un scénario agrémenté de nombreuses références à James Bond (arrivé à ce stade, je me suis dit en effet que « Skyfall » et « Mourir peut attendre » auraient pu être de bons titres pour un album d'Astérix de la période
Uderzo).
L'album s'ouvre avec une scène sylvestre, variante de l'introduction traditionnelle présentant la place du village gaulois. Dans la forêt qui entoure le village, les petits animaux batifolent ainsi qu'
Uderzo aime les dessiner, et les sangliers parlent de leurs déboires sur deux pages complètes. Dès la première vignette, une famille de hiboux au grand complet quitte son arbre en raison des nuisances causées par un castor et un pivert. Nous les retrouvons cinq vignettes plus loin page 5, puis devant le village page 9, cette famille à la queue-leu-leu et portant des baluchons est sur le chemin de l'exil, pour un voyage qui ne se terminera qu'à la dernière vignette page 48, celle du banquet, où les hiboux élisent domicile dans un trou d'arbre après être passés littéralement sur le corps d'Assurancetourix impuissant et ligoté.
Signalons que dans le Griffon, Ferri et Conrad ont eu l'idée de reprendre ce même hibou, qui en fin d'album quitte l'arbre au pied duquel Assurancetourix est attaché, tandis qu'Idéfix hurle à la mort. Cette scène est en fait un vibrant hommage à
Uderzo au décès de celui-ci. En faisant écho au lapin représentant Goscinny dans l'album Astérix chez les Belges, ce hibou personnifie
Uderzo qui quitte pour toujours le village qu'il aimait tant.
César à Rome veut en finir avec le village qui ridiculise son armée, et il fait donc appel à un spécialiste qui devra trouver une méthode pour atteindre cet objectif. Ce scénario hyperclassique souvent été utilisé dans la série (Le Domaine des Dieux, La Zizanie…) renouvelle le genre en s'inscrivant cette fois dans la découverte d'une région lointaine, la Mésopotamie. le spécialiste est cette fois Caius Soutienmordicus, chef de la police secrète de Jules César, qui sera assisté de son meilleur agent Zérozérosix, un druide espion plein de ressources. Il sera question dans un premier temps de découvrir la recette de la potion magique, puis d'accompagner les Gaulois à la recherche de l'un de ses constituants en rupture de stock, l'huile de roche.
Bernard Blier et de Sean Connery prêtent leurs traits à Caius Soutienmordicus et à Zérozérosix qui illustrent à ce jour les caricatures les plus réussies d'Uderzo. le choix de ces acteurs en tant que modèles est cohérent : Bernard Blier, par exemple, a joué le rôle d'un chef adjoint des services secrets dans le Grand Blond avec une chaussure noire, film d'
Yves Robert sorti en 1972, tandis que Sean Connery s'est illustré dans les premiers rôles de James Bond de 1962 à 1971. Zérozérosix qui parodie l'agent 007 a les traits de l'acteur « jeune » de cette époque.
On tombera plus loin dans l'album sur une excellente caricature de
Jean Gabin dans le rôle de Ponce Pénates, procurateur de Rome en Judée, un avatar de Ponce Pilate (encore un choix judicieux : Gabin a interprété le rôle de Ponce Pilate dans Golgotha, film de Julien Duvivier sorti en 1935). Comme on peut s'y attendre, Ponce Pénates se lave les mains, au propre comme au figuré, assurant avec brio le petit rôle qui lui est logiquement attribué (page 35).
Au chapitre des célébrités de passage, on peut mentionner également la créature de Frankenstein (page 21), recrutée pour renforcer l'équipage des pirates, dont le navire ne sera pour une fois pas coulé. On retrouvera ce personnage dans l'album Astérix chez Rahàzade.
Enfin, en hommage à son ami
René Goscinny issu d'une famille juive ashkénaze,
Uderzo attribue à ce dernier le rôle de Saül Péhyé (page 34). Saül Péhyé – prononcer « ça eut payé » à la façon de
Fernand Raynaud imitant le ton plaintif du paysan désormais « pauvre » – est le commis de Samson Pludechorus alias Rosenblumenthalovitch, un Judéen qui a romanisé son nom pour des raisons commerciales. Ces amis de passage, toujours de bon conseil, aident Astérix et Obélix à se cacher ou à se travestir pour échapper à l'armée d'occupation, comme s'ils devaient rejoindre une zone libre, métaphore courante dans l'univers d'Astérix.
Uderzo se moque gentiment des juifs dans cet album. Josué Pazihalé et Samson Pludechorus, sans même parler de leur faciès sans équivoque, sont représentés de façon caricaturale.
Uderzo fait dire à Obélix page 30 : « Dites, vous ne seriez pas un peu près de vos sesterces dans ce pays ? » et plus loin, page 35 : « Ça me fait mal au coeur de savoir que dans ce pays, on soit aussi raciste envers les sangliers ! ». On imagine à quel point de telles caricatures auraient pu attirer les foudres de la bien-pensance si elles avaient été dessinées par
Hergé ! On se souvient du « faciès raciste » de Blumenstein, caricature du financier juif newyorkais dans l'Étoile Mystérieuse, devenu par la suite M. Bolhwinkel banquier du Sao Rico pour adoucir la critique. A ma connaissance,
Uderzo est passé au travers cette fois-ci, mais les accusations de racisme reviendront avec la représentation de l'esclave mauritanien du T30 : La Galère d'Obélix et avec le calamiteux T33 et sa thèse à charge contre les mangas japonais.
Les références bibliques et/ou religieuses abondent dès le débarquement des Gaulois en Judée : « Voici la Terre promise, Astérix ! » (annonce Epidemaïs, page 29) ; « du porc ?!! Mais c'est absolument interdit par nos lois ! D'ailleurs même les autres viandes ne peuvent être consommées que si elles sont cachères ! » (prévient Josué Pazihalé, page 30) ; « – Comment s'appelle ce village ? – Bethléem, je crois ! » (répond Zérozérosix à Astérix, hébergés dans une étable entre un âne et un boeuf, page 31) ; « C'est pas un peu fini ces lamentations ? » (interroge Obélix en assommant Zérozérosix au pied des remparts de Jérusalem, page 32) ; « Par Yahvé ! Vous et les Romains, c'était David contre Goliath… » (s'exclame Josué Pazihalé, page 33) ; « A trente jours de marche, aussi, il vous faudra traverser le désert ! » (indique Samson Pludechorus page 34, en se trompant au passage sur la durée de la fameuse traversée du désert que les érudits évaluent plutôt à 40 jours). On l'aura compris, dans cet album, tout est prêt en 50 avant J.-C. pour l'arrivée du Messie…
Les références à James Bond s'appuient entièrement sur le personnage de Zérozérosix, incarné par un Sean Connery omniprésent. L'utilisation des gadgets modernes transposée au monde antique n'est pas évidente et
Uderzo s'en sort plutôt bien, avec un esprit de dérision qui parvient à faire avaler les anachronismes : l'espion déguisé en statue qui repart avec son piédestal sous le bras, la mouche amoureuse permettant de transmettre des messages sur micro-papyrus, le char auto-pliant démontable avec lames de faux intégrées qui n'aurait pas reniées un certain « Q », le papyrus à combustion spontanée (dont la référence est plutôt à rechercher du côté de Mission Impossible), le saut raté en char du haut d'une falaise (« pourtant, en appuyant sur ce bouton, il aurait dû se passer quelque chose »), la liqueur de grain distillée en Calédonie… sont autant de bonnes idées qui précisent le personnage. Une petite déception cependant, la mission attribuée à Zérozérosix par ses supérieurs n'est ni assez précise ni vraiment exploitée, ce dernier se contente de faire parvenir des messages à Rome tout au long de l'album, sans jamais constituer une réelle menace pour Astérix et Obélix.
Malgré quelques lourdeurs (le gag des guerres interchangeables des peuples de la région étalé sur trois pages), cet album restera parmi les meilleurs de la série des
Uderzo solo, et il constitue une bonne surprise, compte-tenu des hésitations initiales d'Uderzo à reprendre la série. le scénario est assez bien ficelé, le trait de crayon toujours irréprochable, les caricatures de célébrités sont les meilleures de la série, les gags de situation et les jeux de mots sont honorables et recèlent même quelques pépites...
Une Odyssée à ne pas manquer donc,
Uderzo qui était attendu au tournant nous prouve avec cette Odyssée qu'Iliade quoi assurer pour la suite.