«
Tol », de
Murat Uyurkulak (10, Galaade, 379 p. ). A nouveau une « petite » maison d'édition, et à nouveau une découverte étonnante. Eh oui il y a même des auteurs autres que
Marc Lévy, (heureusement, et là ca sera « la première lecture intelligente », désolé Marc pour avoir dorénavant pris ce titre).
Le nouveau roman turc, ou les auteurs turcs récents. J'avais déjà à plusieurs reprises fait état de la littérature dans ce pays. (Voir les critiques sur
Orhan Pamuk, que j'ai découvert en octobre, puis
Nedim Gürsel et
Asli Erdogan et surtout «
La chute des prières » de
Sema Kaygusuz, roman fabuleux en février). Et à nouveau un choc avec ce «
Tol » (vengeance en kurde), premier roman de MU.
L'histoire, impossible à résumer, si ce n'est que cela se passe à bord d'un train roulant vers l'est de la Turquie (la région kurde). La Turquie vient d'être secouée par une violente explosion. Les deux personnages, Sair, le Poète et Yusuf, enfant du coup d'Etat et forcément suspect aux yeux du pouvoir totalitaire, sont liés par un terrible secret. On va alors découvrir, bribes par bribes, toute une histoire de brimades, tortures (toutes bien entendues formulées avec discrétion et beaucoup de pudeur), mais aussi de révoltes, et d'histoires d'honneur (en famille ou en couples) et surtout de vengeance.
Cependant, et je crois que c'est assez courant dans la littérature turque, on y fait fréquemment référence à la culture. La plupart des livres font état de lecture ou d'écriture de
poèmes, qui semblent baigner la culture turque. Ici on croise Sair (donc le poète) et son ami Yusuf, le narrateur qui lui aussi écrit et lit volontiers ses
poèmes. On retrouve donc
Nâzim Hikmet, on croise aussi un certain nombre de figures « historiques », tel
Che Guevara ou de
Rosa Luxemburg (cf le personnage de Gül, la rose en turc) ou Staline (Rahip, le curé) ou Trotski (Keci, le bouc), mais aussi des personnalités politiques turques Ata Kemal, Adnan Menderes ou Kuru Bülent. C'est à dire, presque toute l'histoire de la Turquie des années depuis le coup d'état militaire qui renverse Menderes (et le pend) en 60, jusqu'au second coup d'état en 80 et interdiction des partis politiques. Entre temps, l'armée secrète arménienne de libération de l'Arménie (ASALA), puis le parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) vont manifester de plus en plus leur volonté d'indépendance vis-à-vis du gouvernement d'Ankara (pour des raisons différentes il est vrai). On croise laconiquement à la fin du livre la chute du mur de Berlin «Le mur est tombé » et Ceausescu « Mais à Bucarest, ils ont tué beaucoup de monde, ces pédés »
Le roman, car c'en est un (bien que ...) s'ouvre par ce paragraphe assez révélateur de la suite. «Autrefois, la révolution était une fort séduisante possibilité. Je me rappelle ces jeunes civils regardant avec curiosité les somptueuses résidences. Ces êtres rachitiques arpentant les larges avenues, ces femmes en noir mangeant des mûres, ces bouches desséchées proférant des mots implacables... La bouche de ma mère était affreusement mutilée. Lorsque je trouvais la force de la regarder sans terreur, elle ouvrait cette bouche, au milieu de son visage tout couvert de cicatrices, et répétait toujours la même chose : «Ils nous ont baisés et ils baiseront aussi nos enfants. Tout ce qu'il y a en eux d'histoire, de prières, d'armes et même de gloire, ils le vomiront sur nous...». ».
Par la suite, on va apprendre, chapitre par chapitre, sous formes de petites histoires toutes aussi décousues les une des autres, le reste de la vie des deux personnages et de leurs antécédents. Parmi eux Oguz, le père de Yusuf, boiteux devenu amnésique après un interrogatoire (et qui va changer de nom, pour s'appeler Ahmet), qui va regagner symboliquement les 7 cm de différence entre ses deux jambes. Etudiant d'extrême gauche, il finira rebelle dans les monts Gabar dans la partie kurde au sud-est de la Turquie. Sa mère, Canan, s'enfuit de chez elle, et envoie en retour un morceau de son visage. « Je suis resté inachevé, je n'ai jamais mangé à ma fin, crié tout mon soûl, empoigné les choses. le couteau cheminait dans mon esprit comme un terrible chuchotement et j'ai été coupé en deux. » La rencontre de ses deux parents devient une métaphore des blessures et ravages de tout le peuple kurde « le boiteux s'est épris du visage estropié. »
On résume par là toute l'écriture de MU. Style incisif, chapitres courts (29 dans trois parties, chacune introduite par une lettre de
TOL), soit d'environ 12 pages chacun. Dans ces chapitres un lambeau de la vie des deux personnages, de leurs amis et parents. A chaque fois une petite histoire dans le roman. le tout s'emboite finalement pour reconstituer l'histoire et les tenants et aboutissants de ce voyage en train, entrecoupé de boissons diverses, raki, vin, whisky et autres fumeries diverses. Les chapitres à dialogues, quelquefois fort imbibés sont numérotés. Ils alternent avec des récits des fantômes du passé, qui eux sont numérotés, mais également titrés (les perles, les mouches, les poissons, les pluies…). Dans la seconde partie (O), le style change, en évoquant le passé et l'histoire du dossier vert qui concerne le père de Yusuf. MU se sert alors de sa langue comme forme de combat. le turc est une langue dite agglutinante, on ajoute des suffixes les uns aux autres (un peu comme les noms composés en allemand, contrairement à la syntaxe en français qui énonce le plus souvent (sujet - verbe - complément). Cela donne des choses parfois surprenantes (à la
Queneau) « Il y a un homme nommé tantpissitu nemecomprendspasaisessaiedecomprendre et puis un autre, du nom de lafleurdoitsetrouveraudessousdemonmembreviril, et puis ça a été jaimebienmesconfituresarchicuites ensuite les bouteillesdrelindrelinducircassienauxcheveuxcrasseux les a rejoints, suivi de ilesttempsdeteréveillerallezbonsangréveilletoi »
Pendant tout ce temps (et durant le long voyage en train), le pays est dans le chaos provoqué par les bombes qui éclatent un peu partout et dont les deux personnages ont les informations par les journaux et la radio achetée à un arrêt). « Les mécaniciens poursuivaient le voyage en dépit du bon sens. Ils traversaient sans s'arrêter de grandes gares, s'arrêtaient dans des bleds complètement perdus et restaient des heures à papoter avec leurs collègues dans les baraquements qui faisaient office de bureau de gare ». Et pendant ce temps… « Les stations radio n'émettaient plus rien d'autre que les nouvelles. Il y avait tellement d'attentats à la bombe qu'on avait renoncé à dresser la liste des sites qui avaient sauté. ». « Les révolutionnaires s'étaient emparés d'un certain nombre d'émetteurs et s'étaient mis en tête de diffuser du matin au soir des marches entrainantes, mais il y avait eu tant de protestations qu'ils étaient passés à de jolis airs de clarinettes et à des chansons orientales, et tout le monde était content ».
Je ne dévoilerai pas l'ultime fin, mais il faut se rappeler la phrase du début «Autrefois, la révolution était une fort séduisante possibilité ».
Ceci dit, il reste à décerner un grand merci et bravo à Galaade éditions (on en parle ce mois ci dans le Matricule des Anges). « Petite » maison d'édition, créée en 05, mais qui ne sort que des livres de qualités (http://www.galaade.com/auteurs/ ) avec une très grande ouverture sur le monde. C'est si rare de nos jours. Il faut s'intéresser de près à ces petites maisons (gardez en mémoire l'interview des éditeurs d'Absalon, la semaine dernière chez votre libraire préféré).