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La fin des livres » est une nouvelle d'une trentaine de pages, publiée en un seul volume chez Manucius qui n'a pas voulu faire plutôt paraître le recueil dont elle est extraite (
Contes pour les bibliophiles), et vendu cinq euros, récit d'une discussion de plaisance entre intellectuels distingués, portant sur l'avenir de la société et des arts, et débouchant sur ce questionnement adressé au narrateur qui tâchera d'y répondre : « Ne nous direz-vous pas ce qu'il adviendra des lettres, des littérateurs et des livres d'ici quelque cent ans ? » (page 20)
En substance, voici ce qu'imagine le narrateur à ce terme : la disparition du livre papier, remplacé par des enregistrements sonores joliment lus, voire par des images, pour le plaisir de tous, car « Je me base sur cette constatation indéniable que l'homme de loisir repousse chaque jour davantage la fatigue et qu'il recherche avidement ce qu'il appelle le confortable, c'est-à-dire toutes les occasions de ménager autant que possible la dépense et le jeu de ses organes. Vous admettez bien avec moi que la lecture, telle que nous la pratiquons aujourd'hui, amène vivement une grande lassitude. […] Je crois donc au succès de tout ce qui flattera et entretiendra la paresse et l'égoïsme de l'homme. » (pages 23-25) Cet axiome est tout à fait juste, c'est ce qui fait songer le narrateur à des moyens de lecture simplifiée ; et cependant, son corollaire est faux comme l'histoire l'a montré, et je prétends non pas qu'il est blâmable de s'être trompé, car le risque même de la prédiction donne toujours une grandeur scientifique à celui qui s'y livre avec mémoire et conséquence, mais qu'on pouvait déjà en augurer l'erreur en 1894 grâce à la considération méticuleuse de l'axiome même : c'est que le suprême délassement de l'homme n'est pas tant de lire avec commodité que d'altérer le livre même par l'orientation d'une certaine demande commerciale au point que, conservant son sentiment d'intelligence, il peut se croire lire encore, et en toute simplicité, en toute « accessibilité », sans avoir jamais touché à de la littérature.
Ce que figure Uzanne – « Les auditeurs ne regretteront plus le temps où on les nommait lecteurs ; leur vue reposée, leur visage rafraîchi, leur nonchalance heureuse indiqueront tous les bienfaits d'une vie contemplative » (page 31) –, correspond au développement, mais parallèle au livre, d'une manifestation culturelle inférieure : la musique populaire. Avoir partout sur soi de quoi s'étourdir plutôt que s'élever, se complaire à des entêtements qui évitent de penser au lieu de concentrer ses forces mentales vers des objectifs élevés, en un mot entendre sans jamais utiliser son entendement, et par ce moyen se sentir absolument correspondant et conforme c'est-à-dire au coeur même de son époque et des modes, voilà l'abêtissement le plus paradoxalement valorisant que puisse vivre le Contemporain pour l'estime-de-soi. Ainsi la musique populaire a-t-elle largement concurrencé le livre en lui fournissant à la fois un prétexte d'esprit, la sacro-sainte Culture, ainsi qu'une occasion de divertissement, mais elle ne l'a pas supplanté ; elle a investi sa part de marché, mais le livre en tant qu'objet-papier demeure. Il n'y avait certes nulle raison de songer à faire écouter des choses aussi difficiles que des livres : c'est que le plus grand effort du livre ne se situe pas dans la technique de la lecture silencieuse (ni les yeux ni la nuque n'en souffrent beaucoup), mais bien dans la compréhension du texte ; or, pour cela, il est un peu plus pratique de s'arrêter à volonté et de reprendre parfois un peu en arrière, et la page est ainsi encore un peu plus avantageuse que l'enregistrement audio. Non, le prétexte ultime à lever du livre la difficulté foncière, c'est d'être parvenu à faire admettre comme authentique le livre qui ne relève pas du livre, c'est d'avoir tant insensiblement abaissé les exigences d'un livre que le Contemporain puisse dire en toute bonne foi : « Je suis lecteur » sans avoir la moindre idée de ce qu'était un livre selon les critères d'autrefois.
Cela, Uzanne n'a pas eu la lucidité de le prévoir. Il n'a pas mené une désespérance assez systématique de l'être moderne pour l'envisager, et il s'est probablement dit, à un certain stade de ses extrapolations : « Une telle dégradation n'est quand même pas possible ; je puis imaginer que l'homme change son mode de lecture, mais enfin il y aura toujours de quoi lire, ceci doit rester mon présupposé ! » Pour autant, malgré cette obstination qui lui fit manquer la vérité, il reste à la lisière de certains soupçons exacts mais qu'il n'ose prolonger ou approfondir, comme la télévision : « Les scènes des ouvrages fictifs et des romans d'aventure seront mimées par des figurants bien costumés et aussitôt reproduites ; nous aurons encore comme complément au journal phonographique, les illustrations de chaque jour, des Tranches de vie active, comme nous disons aujourd'hui, fraîchement découpées dans l'actualité. On verra les pièces nouvelles, le théâtre et les acteurs aussi facilement qu'on les entend déjà chez soi ; on aura le portrait et, mieux encore, la physionomie mouvante des hommes célèbres, des criminels, des jolies femmes ; ce ne sera pas de l'art, il est vrai. » (pages 38-39). Il prévoit aussi l'abaissement du niveau intellectuel des oeuvres et des lecteurs (juste une phrase là-dessus) : « le mandarinisme littéraire disparaîtra, les lettres n'occuperont plus qu'un petit nombre infime d'auditeurs. » (page 36) : cela était juste – mais ce n'est pas pour l'essentiel la solution qu'à retenue Uzanne, parce que parallèlement à l'envie de facilité chez le Contemporain, il n'a pas considéré l'envie de dignité apparente qui compte pour beaucoup dans la satisfaction qu'il éprouve à s'adonner à l'oisiveté sans culpabilité : il a donc l'envie et presque le besoin, sans lire un livre, de savoir quand même qu'il lit un livre. Il y a au moins pour moitié dans le plaisir qu'il prend au moindre-faire, la valeur qu'il accorde à ce farniente.
Mais peu importe que Uzanne n'ait pas eu ce génie (même s'il m'eût été plus estimable et plus maître alors) : il emploie un style net, fin et précis, une expression sans ostentation, ce qui requiert souvent plus de recherche qu'un style « recherché » ; j'aurais intérêt, je pense, à le lire de nouveau dans des oeuvres plus vastes, et le conserve sur mes « fiches ».