« Elle n'avait que vingt ans, et tout le monde s'étonnait que sa mère, qui la couvait « comme un oeuf peint », selon une expression ukrainienne, la laissât partir. »
À l'aube des années deux mille, Pauline, jeune danseuse à l'avenir prometteur, décide de faire le grand saut. Laissant derrière elle l'Ukraine et ses perspectives limitées, des parents aimants un brin étouffants, elle part pour Paris, LA ville rêvée des artistes. Elle y fait la rencontre de Tom, jeune homme de bonne famille ayant tout plaqué pour se vouer corps et âme au théâtre. L'amour entre eux, incandescent et immédiat, se nourrit de leur passion commune pour l'art et d'une même conception de la liberté. Tournant résolument le dos aux « professions de cimetière » qui offrent un niveau de vie enviable au prix d'un ennui mortifère, ils s'engagent ensemble sur la voie étroite et périlleuse de la création.
Le début du livre, marqué par l'enthousiasme émerveillé de Pauline découvrant Paris, la France et l'amour avec des yeux imprégnés d'idéal romantique, prend une tournure plus grave par la suite, mais sans jamais quitter, même dans ses moments les plus tragiques, ce ton fondamentalement joyeux, primesautier qui, à mes yeux, en fait tout le sel.
« Elle s'était construit une idée romantique de la France et voulait y rester fidèle : le pays des révolutions, des crimes passionnels et des libertins. »
Pauline avec sa vision idéalisée et chatoyante de la France, fille unique récipiendaire des rêves et des espoirs inouïs de ses parents, m'a évoqué
Romain Gary dans
La promesse de l'aube, mais sans la nostalgie qui nimbe les pages de ce roman magifique. Et si la mère de Pauline ne s'écrie pas : « Tu seras une héroïne, tu seras
Anna Pavlova, danseuse étoile à l'
Opéra de Paris! », elle le pense si fort que j'ai vraiment cru l'entendre.
Ce très joli livre, traversé par une tension perpétuelle entre le prosaïsme et l'élan poétique, entre l'amour romantique et la réalité de l'amour, entre les contingences du quotidien et la création artistique, pourrait s'intituler « La pesanteur et la grâce ».
Dans les situations les plus triviales,
Maryna Uzun parvient à introduire une fantaisie salvatrice, transformant la pesanteur du moment vécu en un moment de grâce pure. Ainsi lorsque Pauline et sa mère patientent pendant des heures à l'ambassade afin d'obtenir le visa autorisant la jeune femme à séjourner en France, qu'elles se heurtent à une fin de non-recevoir administrative et obtuse, la grâce d'
une rencontre inopinée va infléchir le cours des choses. En guise de recommandation, son « sauveur » dessine une fleur sur sa lettre de recommandation, adresse un sourire à la secrétaire, et « le dossier de Pauline fut admis ».
Cette fantaisie se retrouve dans l'écriture de
Maryna Uzun. La lourdeur parfois décourageante de notre langue est allégée, vivifiée par des expressions fantasques et poétiques dont l'auteure, qui « s'est cuite elle-même dans le bouillon de cette langue difficile, le français », parsème son texte avec gourmandise pour notre plus grand bonheur. Impossible de relever les nombreux aphorismes, métaphores, délices de langage qui jalonnent le texte. Difficile de résister au plaisir de vous en livrer quelques uns:
Ainsi Augustin, le « sauveur » de l'ambassade, est-il qualifié de « nuage habillé d'un uniforme »; la mère de Pauline est-elle décrite portant « ses cheveux, aussi longs que son indécision de les couper, rangés comme un gigantesque béret, avec un chignon en guise de ponpon. » Et lorsque Pauline retrouve ses parents au terme d'une année d'absence, ils se parlent « goulûment ».
Si Pauline enchante le monde qui l'entoure, y pénétrant, à l'instar de
Proust, par « la porte d'or de l'imagination », il lui arrive comme tout un chacun d'être rattrapée par ses démons et par la plombante réalité. Insatisfaite et désireuse d'une vie plus conforme au modèle dominant, comprenez un vrai mariage avec enfants, elle se perd parfois en invectives — « Tout a l'air en carton chez toi, comme sur scène ! le monde réel te fait si peur? » — suscitant chez Tom cette réflexion en forme de désarroi :
« Pauline volait comme un oiseau au-dessus de sa tête… Et maintenant c'était comme si elle se vautrait dans la boue, en s'accrochant à ses jambes et en le tirant. »
La pesanteur, encore et toujours, nous rattrape. Heureusement, il y a l'art, qui nous sauve.
« C'est ça le mystère de la poésie. Nous nous consumons dans la femme aimée, nous nous consumons dans l'idée à laquelle nous croyons, nous brûlons dans le paysage qui nous émeut. »
Milan Kundera (
Le livre du rire et de l'oubli)