L'amour dans le sang

Les souvenirs de l'enfance ont longtemps été absents de ma mémoire, comme effacés, un écran blanc, un vide, un oubli volontaire et salutaire. L'analyse psychanalytique que j'ai longuement suivie à l'âge adulte, l'expression creusée à intervalles réguliers de mon inconscient, m'a ramené des images de mon enfance oubliée, comme un best of, un pot-pourri parfois.

J'aimerais faire marche arrière comme après un accident, quand on s'en veut tellement qu'on aimerait refaire la scène, juste une fois, revenir sur ce passé si présent qu'on le touche encore, juste un pas en arrière, avoir une autre chance. Tous les gamins font des erreurs de jeunesse dont on parle avec tendresse, la mienne semble irrémédiable, irréparable. Pourquoi frappe-t-on si fort sur mon corps de gosse ?

"Etre comme tout le monde " couper ce qui dépasse, reprimer le talent, s' inquieter des voisins, taire la sensibilité, bâillonner les douleurs.
La norme condamne à la monotonie forçée et rend amer.

La liberté donnée à un enfant est si proche de l’indifférence.

... J'ai rendez-vous chez un producteur. Un gros. Très influent! me dit-on. Il fait la pluie et le beau temps! ...Il me parle de nos quelques rencontres, de son souvenir de moi... Il parle comme un moulin. Le regard oblique, braqué sur ma bouche. il se lève, continue de parler en mode automatique, du rôle, de l'époque, du metteur en scène, des autres acteurs déjà choisis, il ne manque que moi...
Je ne l'écoute plus, je vais partir.
Le seul désir que je sens s'est posé sur mon épaule. Une main un peu fripée, carrée, volontaire, sûre, sèche.
Je me lève, le remercie, je suis bien élevée.
- Vous n'aurez donc pas le rôle, vous le savez? Tu sais pourquoi hein? Tu t'en vas?!
Les mots se pressent, sa voix douce s'énerve, il avance le dos de ses doigts vers ma joue pour me caresser. Je tourne la tête, je pars. Je cours dans l'escalier, à travers le parc, puis je marche, essoufflée, la tête haute. Je me souviens de la question de la journaliste: "vous devez vivre un vrai conte de fée ...".

- Alors? le producteur me demande ma mère ...
- C'était pas un rôle pour moi.

Page 105 - Editions J'ai lu - 2005

Je vais vivre plus vite, instinctivement, je vais gagner du temps, je vais accélérer, m'étourdir, tournoyer jusqu'à tomber, ne plus penser à cette lettre, à ce truc dans mon sang que je ne sens pas, à celui qui sans le savoir m'a donné la vie fragile et l'amour contagieux.

Il ne l' a pas connu mais a pensé a elle en écrivant le monologue d 'Irma dans "la folle de Chaillot "
Il viendra, il n'est plus loin, il ressemble à ce jeune homme sauvé des eaux; à le voir en tout cas, le mot gonfle déjà ma bouche, ce mot que je lui répèterai sans arrêt jusqu'à la vieillesse, sans arret, qu'il me caresse ou qu'il me batte, qu'il me soigne ou qu'il me tue ... IL CHOISIRA , j'adore la vie"

C'est vers papa et maman que je reviens quand je vais mal, [...]. Je retourne vers les magiciens de la rue des Meuniers, ceux qui ont trouvé la formule de ma vie et la conservent sûrement quelque part.

Des images de moi qui défilent dans sa tête, le passé de ma mère qui se résume au mien. Se souvient-elle de son beau visage de jeune femme, du regard de mon père le jour de son mariage? Elle n'a vécu que pour moi, que pour Aude. Le temps est passé, elle a fait de nous le sens de sa vie.

C'est le repaire des garçons en pleine croissance qui commandent des panachés, grimacent sur la bière amère et toussent sur des Marlboro. Leurs cheveux sont plutôt courts, plaqués en arrière. Ils ont des tee-shirts blancs, des blousons qui font les épaules carrées. Ils sourient tout le temps, ils parlent fort pour tromper leur peur de ne pas être à la hauteur de leur vie qui change.