par elles-mêmes, et les liaisons des corps indéformables.
— Vous êtes un bon ami. Docteur… Mais je vis de ceci. C’est d’autre chose que je meurs…
— Vous n’avez pas l’air excessivement mort. Vous gambadez dans les rochers comme une chèvre ; vous ferraillez pour et contre les idées, comme un beau diable, et exterminez les cacatoès… Tout cela n’est pas inquiétant. Mais vous exagérez. Croyez-moi… Détendez, détendez…
— J’ai besoin de brûler quelque chose…
— Voyons… Est-ce que vous n’avez pas quelques embêtements… que vous combattez et suralimentez à la fois… in intimo corde ?
— Tout le monde en a…
— Allons, vous êtes rongé, mon ami…
— Il y a du vrai.
— Vous êtes… mordu. C’est évident.
— Mais l’acuité et l’agilité de l’esprit, ce sont mes remèdes.
— Je ne connais pas exactement le mal ; mais j’ai peur qu’ils ne soient pires que lui.
— Je ne crois pas. Chaque organisme a ses méthodes de défense.
— Quel chicaneur… Il y en a qui prennent du bromure. D’autres vont à l’alcool. D’autres fréquentent l’opium et son auguste famille. Et d’autres font la noce. Je ne parle que pour mémoire de ceux qui envisagent le pistolet, la rivière, le cordon de sonnette, et autres sédatifs héroïques… Mais je n’ai jamais vu jusqu’ici un anxieux prendre pour moyen thérapeutique, cette espèce d’analyse quasi-géométrique, perpétuelle et généralisée… D’ailleurs, la Logique n’est pas médicalement très bien notée… Il y a beaucoup d’esprits trop conséquents parmi les anxieux et les para…
— Mais sapristi, je ne suis pas un anxieux !…
— Ta ta ta…
— Mais pas du tout… Je suis anxieux… peut-être… Mais pas un « anxieux »…
— Distinguo… J’aurais parié que vous couperiez en quatre…
— Oui, je distingue… C’est le propre de… moi !
— Vous tirez encore sur un perroquet.
— Je distingue. Je dis qu’il existe une anxiété « en soi », qui est illimitée, et qui n’a point de cause dans les événements et circonstances extérieures. On l’observe nettement chez des gens qui ont, comme on dit, tout ce qu’il faut pour être heureux.
— C’est assez juste. Je le regrette ; mais c’est assez juste.
— Mais ce n’est point mon cas. Je suis anxieux… dans la mesure où un homme auquel on serre la gorge est… asthmatique. Lâchez-le : il est guéri.
— C’est parfait… Mais attendez… Il y a des gens auxquels on n’est pas obligé de serrer bien fort la gorge. A peine l’on fait mine d’y mettre la main, ils se sentent étouffer. Ce sont des exagérants. Leur système va plus vite que les violons. Vous m’avez tout l’air…
— Que le Ciel vous entende… Je voudrais bien m’exagérer…
— Et ensuite : je ne suis pas bien sûr que — de votre anxiété…
— Relative !…
— Relative, soit…
— Relative, naturelle, explicable !…
— Soit, soit… Je ne suis pas sûr que de votre anxiété relative, naturelle, explicable, et cætera, et cætera — à l’anxiété…
— Essentielle.
— Soit. Essentielle, — il n’y ait pas… un glissement possible… C’est contre quoi je veux vous mettre en garde.
— Tout est possible, Docteur. Il y a sans doute en moi de quoi faire un anxieux essentiel…
— Bon… Nous en revoici à l’Implexe…
— Et en vous-même, il y a de quoi… Quand on songe à la quantité probable d’éléments d’idées et d’éléments d’actes qui sont « en nous » ; (à l’état latent, — c’est-à-dire… inconcevable) — et dont les combinaisons successives, le passage incessant à l’actuel, — nous constituent ! Parmi elles, il en est sans doute de plus fréquentes, de plus aisément renouvelables, — qui nous accoutument à elles, nous font notre « personnalité », et nous
la définissent, et nous y font croire, et nous la font concevoir comme une entité…isolable, et même indestructible, invariante, éternelle, indépendante au suprême degré… Mais ces liens profonds, cette reconnaissance de « nous-mêmes », me semblent se réduire ou se résoudre en sensations organiques, en appétences ou répugnances, dont on pourrait, pour chacun de nous, former une table qui le caractériserait…
— Il y a des albums pour jeunes filles où l’on trouve des questionnaires… Quelle est votre couleur préférée ? — Votre parfum ? …
— C’est cela… Mais ces liaisons se transforment… Avez-vous remarqué combien les goûts changent avec l’âge ?
— Les enfants n’aiment les huîtres ni les truffes.
— Et cependant quoi de plus personnel que nos goûts ?
— Nos dégoûts !
— Encore plus… À chaque instant, je coïncide avec ce que je tends à percevoir. Chacun, à telle heure de sa vie, est, en somme, un système… virtuel d’attractions et de répulsions, et aussi de… pressentiments de puissance et de résistance. Mais cette distribution est variable avec le temps…
— C’est-à-dire, avec n’importe quoi ?
— Et cependant, — elle est… ce qu’il y a de plus… nous-mêmes !…
— Est-ce que vous aimez les tripes ?
— Ah !… Pouah !… Quelle horreur !…
— Bien. Et le café ?
— J’en vis.
— Bien… Et cependant vous concevez que… dans… trois ans, (mettons), vous vous preniez insensiblement de tendresse pour les tripes et d’aversion pour le café ?
— Ce n’est malheureusement pas impossible…
— Et alors, votre personnalité ?
— Se réduira (sur ce point) à un souvenir… d’ancien amour pour le café et d’ancienne haine des tripes.
— Vous voyez qu’il vous restera quelque chose.
— Peuh… Un souvenir isolé, et que rien ne renforce plus, est à la merci…
— Mais supposez qu’au lieu de tripes et de café, je vous aie parlé d’autre chose… Que, par exemple, je vous aie demandé si un… goût plus vif, plus violent, — qui puisse occuper l’esprit, non seulement à l’heure des repas, mais jour et nuit, pendant des mois, — peut-être, des années, — un goût… passionné, un goût…
— Amer…
— Amer, et… tout-puissant enfin, vous paraissait aussi être sujet à cette oblitération, à ce pâlissement progressif…
— Ceci me semble impossible ; et toutefois, il n’y a point de doute.
— Ah !… Ah !…
— Et ici, Docteur, je vous pose une question ? A quoi, vous médecin, attribuez-vous la différence des goûts ? Pourquoi je n’aime pas la tripe ; et comment pourrais-je changer d’avis ?
— On n’en sait rien… C’est ce qui me permet de vous répondre ! C’est une affaire de métabolisme !… Vous comprenez ? Biochimie. Secrétions internes. Action de déséquilibres chimiques sur la cellule nerveuse… Ajoutons quelques réflexes, et association d’idées…
— Et servez chaud.
— Voilà.
— Et nous nous réfugions, comme il sied, dans le maquis de la petitesse. Tout commence à s’expliquer vers le millionième de millimètre… Il y a de la place dans ce pays-là. Il paraît que si l’on supprime les vides inter et intra atomiques, toute la substance d’un homme tient dans une boîte d’allumettes.
— Enfin, je vous ai résumé…
— L’état de la science… Elle tient sur ce point dans une boîte d’allumettes.
— Que voulez-vous, pauvre ami, nous pateaugeons !… C’est terriblement difficile. Après tout, il n’y a pas de raison pour qu’un être vivant puisse parvenir à se représenter la vie… Tout à l’heure, en jouissant de ce beau regard que l’on a ici, en y mêlant l’ennui du souci proche et lointain de cette sacrée existence que nous menons à Paris, de tout ce carnaval de choses, d’êtres et d’idées, tout cela en perspective… Vous avez parlé des Grecs…
— Oui. C’est une expression commode. C’est de la mythologie… C’est évoquer par un seul mot un modèle de vie… physiquement douce, ou magnifiquement instinctive, et un idéal combiné de liberté et de rigueur pour l’esprit. Mais, nous y mettons beaucoup du nôtre…
— Eh bien, j’ai ressenti une sensation désagréable… Tout ce que j’ai pu apprendre, m’a paru… presque misérable. Même le vocabulaire de la science m’a semblé tout à coup bizarre, comique, daté, suranné…
— Et moi, je suis frappé d’une chose… Pour ne parler que des sciences de la vie… On avait de grands espoirs, il y a quarante ou cinquante ans… On avait entre 1850 et 80, acquis l’évolution, les microbes, les synthèses organiques, l’histologie. Tout semblait converger vers une idée assez nette. On espérait parfois obtenir un peu plus qu’une idée. Plus d’un s’attendait à voir une gelée vivante se séparer un jour de quelque mélange de liquides rigoureusement morts…
— Mais tout ceci tient encore… Et même on entrevoit que des effets de rayonnement, qui étaient alors absolument inconnus…
— Oui. Mais je parle des espoirs. On se croyait à cent mètres du but, et il apparaît à présent à… cent kilomètres… Je ne parle, bien entendu, que de ceux qui le voient à distance finie.
— L’espoir, dit le Docteur, est fait pour varier.
— L’espoir…
— Feu !…dit le Docteur. Descendez-moi ça.
— L’espoir, lui dis-je, l’espoir…
— Il est vrai nous soulage…
— Oui. Mais voilà encore un illustre inconnu. Voilà qui est encore moins connu que l’idée fixe. Dans tous vos livres de psychologie ou de psychopathie il ne me semble pas qu’il en soit question… D’ailleurs, j’ai si peu de lecture de cette espèce que je dois me tromper…
— Je ne saurais vous répondre. Ce n’est pas ma partie. Mais je serais bien étonné que… Il est fort possible qu’ils en parlent, mais sous un nom savant qu’ils lui auront donné…
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