Je voyais de nouveau ces salons aux anciennes tentures damassées, aux miroirs nébuleux et aux murs ornés de portraits de famille : dames portant la basquine, prélats au sourire doctoral, pâles abbesses, farouches capitaines. Dans ces pièces, nos pas résonnaient comme dans les églises désertes et, lorsque nous ouvrions lentement les portes aux ferrures ouvragées, nous parvenait de leur fond sombre et silencieux l’effluve lointain des vies enfuies. Une seule salle au sol recouvert de liège ne renvoya pas la rumeur de nos pas. On aurait dit des pas de fantômes, muets et sans échos. Dans les glaces, la grande salle se prolongeait jusqu’au rêve comme dans un lac enchanté, et les personnages des tableaux, ces évêques fondateurs, ces tristes jeunes filles, ces héritiers au visage flétri semblaient vivre dans l’oubli d’une paix séculaire . Concha s’arrêta au croisement de deux couloirs où s’ouvrait une antichambre de forme circulaire, grande et délabrée, garnie de gros coffres anciens. Sur un pan de mur, se dessinait le halo moribond de la veilleuse qui, de jour comme de nuit, éclairait un Christ hirsute et livide. Concha murmura à voix basse :
- Tu te souviens de cette pièce ?
- Oui, l’antichambre en forme de rotonde !
- C’est là que nous jouions !
Une vieille femme filait au coin d’une fenêtre. Concha me la désigna du doigt :
- C’est Micaela… La servante de ma mère. La pauvre est aveugle ! Ne lui dis rien !
Nous poursuivîmes notre chemin. Parfois, Concha s’arrêtait sur le pas des portes et, montrant les pièces silencieuses, elle me disait avec ce sourire léger qui, lui aussi, semblait s’évanouir dans le passé :
- Tu te souviens ?
(Sonate d'automne)
Je me rappelai confusément ce vieux jardin où des rangées de myrtes séculaires dessinaient les quatre écus du fondateur autour d’une fontaine abandonnée. Le jardin et le palais avaient la vétusté seigneuriale et mélancolique des lieux où s’était écoulée la douce époque de la vie galante et de l’amour. Sous les frondaisons de son labyrinthe, sur les terrasses et dans les salons avaient fleuri les rires et les madrigaux en ces temps où les blanches mains qui, sur les portraits anciens, tiennent du bout des doigts leurs petits mouchoirs de dentelle, effeuillaient la marguerite pour connaître le candide secret des cœurs. Lointains et beaux souvenirs que j’évoquais aussi un de ces matins dorés par l’automne, qui nimbaient le jardin humide, ravivé par l’incessante pluie de la nuit. Sous un ciel limpide, d’un bleu héraldique, les cyprès vénérables semblaient renfermer un rêve de vie monastique. La lumière caressait les fleurs en tremblant comme un oiseau d’or, et la brise laissait sur l’herbe duveteuse des empreintes idéales et surnaturelles comme le pas dansant d’invisibles fées. (Sonate d'automne)
Particulièrement distant jusque-là, le regard de la Niña Chole s’illumina d’une aimable lueur :
- Dites-moi, est-ce que tous les Espagnols sont aussi fous ?
Je répondis avec arrogance :
- Nous, les Espagnols, nous nous divisons en deux camps : dans le premier, le marquis de Bradomín, et tous les autres dans le second.
Elle me regarda en riant :
- Quelle présomption, Monsieur !
(Sonate d'été)