Explorer l'histoire de la France durant la Seconde guerre mondiale est un exercice périlleux. Essayer d'en faire une synthèse pour servir de toile de fond à une intrigue fictionnelle l'est tout autant, et c'est pourtant ce qu'ont fait
Fabien Nury et Sylvain Vallée pour retracer le parcours de Joseph Joanovici. le cas de cet homme est tout à fait intéressant, puisque Joanovici symbolise, à lui seul, la conduite du peuple français durant la guerre : s'attachant d'abord à survivre, il collabore activement avec l'occupant allemand tout en oeuvrant, très activement aussi, au soutien de la Résistance. En ajoutant à l'histoire de Joanovici celle de l'obsession du juge Legentil, Nury et Vallée offre une dimension intellectuelle supplémentaire à leur pavé monumental, en posant les questions de la responsabilité individuelle et celle, plus générale et intemporelle, de la séparation du Bien et du Mal. En l'occurrence, les auteurs rejettent tout manichéisme.
Il est curieux que le nom de Joanovici n'ait pas traversé le cours laps de temps - à l'échelle de l'histoire humaine - depuis la Seconde guerre mondiale pour parvenir jusqu'à nous. Ses faits de Résistance furent reconnus mais il faut croire que la collaboration était une marque bien trop vile pour que ce nom soit retenu. Pourtant, le parcours de Joanovici inspire le respect. Né dans l'actuelle Moldavie, il perd rapidement ses parents dans un pogrom. Il vient en France à l'âge adulte où il exerce le métier de ferrailleur. Il rencontre vite le succès et les affaires décollent. Lorsque la guerre commence, il met d'abord sa réussite commerciale au service de sa survie : sa judéité est un défaut que les nazis et les vichystes ne pardonnent guère. Cependant, l'Allemagne est un pays en guerre qui a besoin de métal : Joanovici le lui fournit. Il devient milliardaire mais, sentant le vent tourner, se met à investir dans la Résistance. Il rachète plusieurs prisonniers à la Gestapo et permet des livraisons importantes d'armes quo favoriseront la libération du pays. A la fin de la guerre, ses mérites sont reconnus mais de forts soupçons pèsent : sur sa collaboration économique avec l'ennemi, d'abord, sur ses agissements en tant que résistant ensuite, et notamment son rôle dans l'exécution d'un jeune résistant, Robert Scaffa. Poursuivi, condamné, ruiné, il meurt seul, ou presque, dans un hôtel de Mende.
Seul : en réalité, Joanovici l'aura été presque toute sa vie. Une solitude forcée, d'abord, et inhérente à sa réussite professionnelle. Il est le patron, l'homme dont l'avis importe, l'homme qui décide et qui, par ses dédisions, peut débloquer des situations inextricables. Pour ses ouvriers, il agit comme un père et pour les résistants, il est une chance. Tous ceux qui sont dans le besoin se tournent vers lui. Sa puissance financière lui donne une position inégalable, qui le sépare du reste des hommes mais sa solitude est aussi voulue, ou en tout cas assumée. Car Joanovici est aussi un père de famille, et c'est pour protéger celle-ci qu'il s'en coupe, notamment durant ma Seconde guerre mondiale. Toutefois, sa séparation avec sa famille tient aussi à la place dévorante qu'occupe le travail dans sa vie. Elle est aussi le fait de sa relation avec sa secrétaire, Lucie Schmidt, dite Lucie-Fer. Idem avec son frère, Marcel, qui endosse le rôle du père de famille en l'absence de celui-ci. Se tenant principalement dans l'ombre de Joanovici, ces personnages retrouveront leur autonomie au pire des moments pour Joanovici, qui pourra alors mesurer l'étendue de ses gains et pertes.
En fait, tout pourrait se résumer à cela : qu'a-t-on gagné et qu'a-t-on perdu ? Les choses ne sauraient être si simples. D'abord parce que l'on ne peut prévoir les conséquences de ses actes et ensuite parce que l'on n'est pas seul à décider. C'est en substance ce que dit Joanovici au juge Legentil, à la fin du sixième tome, lorsque la partie est finie. Legentil serait le pendant légal et bien sous tous rapports de Joanovici. Il n'a pas fui les pogroms, est de religion catholique, est un époux et père aimant et il exerce une profession, socialement respectée et élevée. Son obsession pour l'affaire Scaffa va pourtant détruire sa vie. le parallèle que construisent les auteurs entre Legentil et Joanovici montre bien quelles monstrueuses difficultés se posent à l'homme qui veut pourtant agir pour le bien, et quelles monumentales erreurs celui-ci peut commettre. La différence réside peut-être dans le fait que Joanovici sait qu'il n'est pas blanc comme neige, et que ses actes - notamment de collaboration avec les Allemands - peuvent lui valoir de mérités reproches. La frontière entre le Bien et le Mal apparait ainsi terriblement ténue. Elle l'est d'autant plus dans un contexte aussi troublé que celui de la France sous l'Occupation. Lorsque la priorité est de survivre, et de faire survivre les siens, il est au lieux difficile, au pire prétentieux, de dire que l'on aurait fait - à chaque moment, dans chaque situation - les bons choix. Au-delà se l'homme, c'est aussi sur une époque et sur la société qu'on peut porter un jugement : car la collaboration économique de Joanovici n'est pas un cas isolé, car pour survivre à la guerre, ils sont nombreux ceux qui ont, à leur propre échelle, contourné les règles, car la France d'après guerre n'est pas beaucoup plus belle que celle sous l'Occupation. Joanovici a-t-il eu le tort supplémentaire d'être juif ? Quelques indices semblent aller en ce sens. Mais avoir tort, ou raison, est-ce seulement un critère opérant pour survivre à une guerre ?