Quelle idée d'être allé lui demander son avis! Il ne faut rien demander aux femmes. Elles risquent d'avoir un peu raison.
Qu'est-ce que tu espères trouver la-dedans?demande Eugėnie. Aide -moi plutôt à porter cette malle.
Lambert n'aide pas il s'est glissé dans un interstice du temps ,il tient entre les doigts cette photo en noir et blanc.Il sait qu'il est devenu un autre homme.
Un grand avenir est promis à Victor Hugo, tous les républicains s’accordent : il remplacera Napoléon III, un jour ou l’autre. Ce jour n’est pas loin, et ce sera grâce à moi. N’est-ce pas beau ?
J'aime quand vous me désobéissez, Lambert, cela fait de vous un homme libre.
J'espère bien qu'on nous surveille, Lambert. Les hommes libres doivent être menacés sans cesse.
Comment, monsieur, brûler des livres qui remontent peut-être au temps de Louis XIV et les remplacer par vos brochures de mauvais papier? Et vous voudriez que je donne la main à cela?
Ils marchent une bonne heure,à grands pas,tirés par la frénésie des chiens ,plein Nord,puis nord-ouest, vers la partie la plus giboyeuse du domaine.La terre est sèche, le vent pique et tue les odeurs,rien à tirer des chiens. Ce n'est pas un grand jour .Mais ,bon sang,que faisons-nous ici,quand la république est renversée par le tyran?Quand mes amis sont arrêtés , transportés vers les pontons,fusillés peut-être ?
Taisez-vous ,monsieur,à la fin, c'est vous qui faites fuir le gibier à parler haut dans les fougères. On vous entend venir à deux lieues. Comment voulez-vous vaincre un tyran,si la plus petite perdrix rouge vous échappe sans effort ?sauf votre respect ,on n'attrape pas un Bonaparte comme une fille de l'Ouest .
Le garde -chasse mal cadré ,c'est Lambert.Son carré de terre,circonscrit par la photo ,je le connais ,j'en viens ,c'est l'Ouest.L'Ouest de ce Lambert -là ,ses histoires au temps de ses chiens ,c'est d'abord un château. Le nom est marqué au dos du cliché :château des Perrières.Celui qui a noté cette précision l'a fait non sans fierté, cela se sent.Les châteaux ont gardé un pouvoir sur les esprits bien-au-delà de la Révolution.Lambert n'est pas le châtelain, naturellement, il est au service du château.
... Il s'arrête juste avant, il se repose sur sa canne ferrée; il retourne son histoire dans tous les sens; le plus difficile c'est de trouver le début, parce que le début c'est la fin. Vas-y Lambert, secoue la cloche et cause, tu verras bien ce qui en sortira. C'est une servante qui ouvre, elle a un de ces tons: Voyons, à une heure pareille, M. Julien n'y est jamais. Comme elles vous parlent, ces femmes-là, après on s'étonne de les voir étranglées. C'est bon, c'est bon, je reviendrai quand il y sera. Dans deux heures, pas avant. Lambert sent son ventre bien libre, bien souple d'un coup.
Vous dites que M. Julien n'y sera pas avant deux heures?
Je l'ai déjà dit.
Bon Dieu, voilà une femme qui vous décourage de revenir.
Je peux attendre une heure, c'est ça, juste une heure.
Voyons, c'est idiot.
Mettons les deux heures, alors, pas une minute de plus. Si M. Julien n'arrive pas, il n'aura à s'en prendre qu'à lui-même.
Lambert redescend la Grand'rue, son bout ferré fait des étincelles; il la remonte. Il sent bien qu'il commence à faire causer, derrière les fenêtres. Qu'est ce qu'il nous veut, à la fin, le Lambert? Ce n'est pas dans son usage de s'attarder comme ça et de parader dans nos rues. Qu'est ce qu'il attend? Déjà qu'on a un châtelain qui ne va pas bien rond, cela déteint sur ses gens, faut croire. Tiens, à propos de châtelain, tout-là-bas, ce n'est pas la voiture de son maître, par hasard? C'est les maîtres qui viennent chercher les employés à présent, c'est farce.
M. de l'Aubépine arrête le cabriolet à hauteur de Lambert. C'est fait? Pas encore. Comment sait-il que je suis là, ce beau diable? Il a ses voix? Il est trop fort pour nous.
C'est Eugénie, dit M. de l'Aubépine. Elle n'était pas à sa besogne. Et tout inquiète; inquiète pour vous. Vous voir partir tout drôle, sans chien, sans fusil et habillé comme qui dirait pour la ville, annonçant que vous alliez le faire...Je me doutais bien que je vous trouverais par là. Quand un homme comme vous va à la ville, c'est qu'il a une bêtise à faire. Je me proposais de vous épauler; de montrer que je suis avec vous; le maître d'un domaine et son garde-chasse, c'est tout un; nous sommes les deux faces d'une même monnaie, Lambert, ne l'oubliez pas.
C'est étonnant, mais il faudra bien l'admettre:Le baron va bientôt tenir Hugo, comme il tient Lambert, comme il tient Berthe François sûrement, à l'obstination. Lambert ne comprend pas qu'un homme pareil n'aime pas la chasse.Il aurait fait le meilleur des chasseurs.Quand il est dessus ,il ne lâche jamais sa bête .