«
Corbehaut » de
Félix Vallotton (2010, Infolio, 240 p.), auteur que l'on connait plus comme peintre, que comme romancier. Et pourtant…..
C'est un roman posthume, publié en 1927, donc après la mort du peintre, mais avec toute la noirceur de ses tableaux et lithogravures. Il y est décrit le séjour de Pierre Cortal, un écrivaillon qui passe quelques mois à Prestel-sur-mer, un bourg vétuste du Morbihan. Il a choisi l'endroit pour y écrire au calme un feuilleton que son éditeur lui a commandé. Mais c'est « après onze heures de chemin de fer, dont trois sur un tortillard ».
L'écriture du feuilleton «
Corbehaut » tout d'abord, donc en 1925. Cela commence par cette mise au vert dans ce village de Bretagne d'un journaleux parisien. Rien de plus normal. Avec une certaine discipline d'écriture qui commence par le remplissage du stylo et les quelques feuilles journalières. Puis l'histoire se déroule, et on arrive très vite aux quelques chapitres promis, et donc à la fin du contrat, qu'il convient de terminer alors que l'action se déroulait paisiblement. D'où la nécessité d'achever, c'est le cas de le dire, les personnages principaux. le tout en deux dernières livraisons. « Ils se portèrent pendant tout un jour des coups fabuleux, enfin – il restait à Pierre une trentaine de lignes – alors que
Corbehaut, d'un grand coup de sa lame, fendait le chef de Jehan de Locquirec, celui-ci lui enfonçait la sienne dans le ventre, jusqu'à la garde ». Si ce n'est pas du feuilleton d'aventure…. Et en plus terminé juste dans les temps du contrat. Mais « Pierre Cortal avait imaginé pour son nouveau roman une manière de suite à «
Corbehaut », un «
Corbehaut » modern-style transposé dans la vie actuelle avec tous les vices et toutes les tares de l'aîné ».
Entre temps, on aura eu droit à des scènes et études des moeurs provinciales, il faut bien remplir le texte, en plus du feuilleton. « Des mareyeurs ventrus achetaient en trois mots toute une pêche » « des mains d'ivrognesse en quête du merlan perdu » « tous avaient des trognes inénarrables de frère-de-la-côte et rotaient l'alcool ».
Scènes de la vie de province. « Il se pencha sur elle et tendit à nouveau sa lippe répugnante. » En réponse elle lui lance un vase chinois. « - Une potiche de trois mille francs, hurla t'il… maintenant, c'est fini la rigolade. […] Je t'ai offert une fortune ; à présent ce sera gratis » et enfin « par deux fois encore, il tenta de lever une main molle, puis ses genoux vacillèrent et il s'écroula sur le sol ». « La journée suivante fut bonne. Débarrassé du poids lourd de
Corbehaut, Pierre Cortal put changer le ton de son dialogue et l'adoucir d'un peu de grâce ». Et donc : « Elle chut dans ses bras et les deux amants bouche à bouche se jurèrent un amour éternel ; à leurs pieds,
Corbehaut mort, le tout formant tableau ». Quand je promettais des scènes de la vie de province… Il faut bien reconnaître que
Félix Vallotton était un très bon observateur.
Vallotton décrit également la triste Madame Coquard, la femme du quincailler, qui a fait repeindre sa boutique et que le « peintre a commencé et après avoir terminé les quatre premières majuscules C.O.Q.U., l'homme descendit de son échelle prétextant une crise d'entérite et n'y remonta que dix jours après ». Donc cette Madame Coquard : « Carcasse vulgaire, ventre ballant sur des cuisses trop maigres, seins veules et pieds douteux. Pierre songea à l'Eve de van Eyck, moins le style ; même lourdeur d'attache, même animalité velue ».
Une petite dernière à propos de la guerre, que Vallotton a si bien décrite dans ses toiles en couleurs. J'ai déjà parlé de « Verdun », grande toile de 114*146 cm datée de 1917. Elle a servi de couverture du livre de
Juan Benet «
Les Lances Rouillées » traduit de l'espagnol par
Claude Murcia (2011, Passage du Nord-Ouest, 684 p.). La couverture et plus encore le texte m'avaient fort impressionné. La violence de la bataille est remarquablement dépeinte. Tout l'espace est structuré de façon géométrique. Une terre au premier plan, bouleversée, hérissée de troncs d'arbres sectionnés qui brûlent par endroits. Des faisceaux lumineux colorés, rouge et bleu ou noir, se croisent au-dessus de flammes et à gauche, des nuées de gaz blanches et noires font penchant aux flammes de droite, triangles très géométriques eux aussi Et sur la gauche des lignes obliques comme de la pluie, mais plutôt averse de balles. Pas de personnages, rien que du minéral. On a l'impression que l'on se tue à distance. Très symbolique des forces « industrielles » et « naturelles ». le cubisme appliqué. Il est vrai qu'avant de s'intituler « Verdun » tout simplement, le tableau était sous-titré « Tableau de guerre interprété, projections colorées noires, bleues et rouges, terrains dévastés, nuées de gaz ».
Félix Vallotton n'a pas été au front à Verdun. Suisse, il avait voulu s'engager comme volontaire, mais est refusé à cause de son âge.
Ce n'est pas comme Louis Frédéric Sauser, dit
Blaise Cendrars, Suisse lui aussi, mais plus jeune, qui s'engage dans la Légion Etrangère. Il faut lire sa biographie, à peine romancée dans «
La Main coupée » et «
L'Homme Foudroyé » (2013, La Pléiade, 2 tomes, 976 et 1126 p.).
La main coupée fait allusion à un jour calme, sans coup de feu ou coup de canon. Faval, un du groupe à Tilloloy, dans la Somme, découvre : « Nous avions bondi et regardions avec stupeur, à trois pas de Faval, planté dans l'herbe comme une grande fleur épanouie, un lys rouge, un bras humain tout ruisselant de sang, un bras droit sectionné au-dessus du coude et dont la main encore vivante fouissait le sol des doigts comme pour y prendre racine et dont la tige sanglante se balançait doucement avant de tenir son équilibre ». Ils téléphonent aux hôpitaux, postes d'infirmerie, rien, pas un blessé qui ne réclame son bras. Cela fait aussi allusion à l'obus qui lui vaut d'être amputé du bras droit lors de l'attaque de la ferme Navarin, dans la Marne, près de Suippes, en septembre 1915.
Pour Vallotton, la guerre c'est effectivement Verdun : « - Sale affaire. Epatant, Verdun, hein ? / - Si on peut dire / - Chic époque. / – Vous trouvez, / Dame ! ça bardait, quelle marmelade / - Pas de blessure ? / - Non. C'est à dire un petit éclat dans l'épaule, à la Harazée, et un coup de couteau dans le gras du mollet lors de la prise de Morouvilliers. / - Un coup de couteau ? / - Oui. On nettoyait, n'est-ce pas, et dans ces cas-là, il faut travailler avec les hommes, sans quoi ils vous jugent mal. Les boches grouillaient comme des lapins ; on débourrait le gros à la grenade et revolver pour le finissage. Moi, j'avais un couteau parce que cet avec cet outil là on sait mieux ce qu'on fait »