Ce troisième volume des enquêtes du Juge Ti est probablement le plus profond et le plus riche des quatre. Profondeur que l'on ne peut mesurer qu'à la lumière de la biographie de l'auteur.
Lorsque les Éditions La Découverte ont décidé de rassembler en 4 gros volumes l'intégralité des romans et des nouvelles rédigés par
Van Gulik, l'oeuvre romanesque du diplomate néerlandais était déjà très connue du public français. le Juge Ti avait fait partie du « premier carré » des polars historiques qui avaient fait le succès de la collection 10:18.
Cette réédition en 4 volumes venait offrir au lecteur français plusieurs compléments précieux en regard de la publication initiale en volumes de poche ou en volumes reliés au Club du Livre Policier.
Pour la première fois,
les enquêtes du Juge Ti étaient présentées dans l'ordre chronologique de la vie du personnage — que les lecteurs suivaient depuis son départ de la capitale, jeune magistrat frais émoulu des concours impériaux, dans le premier chapitre de Trafic d'or sous les Tang, jusqu'à sa dernière enquête en tant que Président de la Cour Métropolitaine de Justice de Canton, dans Meutres à Canton.
Pour la première fois également le lecteur français découvrait la quasi intégralité des illustrations, dessinées par l'auteur lui-même, dans le style des gravures chinoises de la période Ming.
L'intérêt de ce troisième volume est pourtant ailleurs. Si l'on considère les enquêtes non plus dans leur ordre chronologique intra-diégétique — l'ordre de la carrière du Juge Ti — mais dans l'ordre de rédaction des récits par
Robert van Gulik, l'on peut alors noter que ce volume contient à la fois le premier roman écrit par l'auteur :
le Mystère du Labyrinthe ; et ses deux derniers,
le Collier de la Princesse et
Assassins et Poètes, publié à titre posthume. le volume initialement paru sous le titre
Trois affaires criminelles résolues par le Juge Ti doit en effet être considéré à part puisqu'il s'agit non pas d'une création mais de l'adaptation par van Gulik d'un roman chinois authentique, adaptation dont le succès donna au diplomate l'idée de rédiger lui-même la série des enquêtes qui rendirent Ti célèbre en Occident.
La présence dans ce troisième volume de l'alpha et de l'oméga de l'oeuvre de van Gulik permet au lecteur de mesurer tout le chemin parcouru dans la création littéraire et policière. du tout premier roman écrit, encore très proche, par ses ellipses et ses personnages, des canons du roman chinois classique, au tout dernier, dont la liberté de ton étonne le lecteur et trouve son incarnation mystique dans le personnage central de Frère Lou, moine ch'an, calligraphe de génie et ami des renards. le lecteur pourra également comparer les deux ermites taoïstes inventés par le romancier, Maître Robe de Grue qui donne au Mystère du Labyrinthe son titre, et Maître Calebasse qui offre la clef de l'énigme du Collier de la Princesse. Deux personnages qui incarnent à leur façon l'archétype du sage taoïste dialoguant avec le très confucéen Juge Ti.
Enfin, c'est avec un autre regard que le lecteur relira
Assassins et Poètes à la lumière des conditions de son écriture.
Robert van Gulik, qui n'était pas seulement un auteur de romans policiers et un diplomate, consacra une partie de sa vie à d'érudites études sinologiques. La plus connue étant celle qu'il a consacrée à
la vie sexuelle dans la Chine ancienne. Lorsqu'il apprit le diagnostic du cancer du poumon qui allait rapidement l'emporter,
Van Gulik rassemblait des notes et des références pour un deuxième opus magnum, un ouvrage qui devait constituer le pendant du premier et se pencher sur la mort dans la Chine ancienne. Comprenant sur son lit d'hôpital qu'il n'aurait pas le temps d'achever cette étude, et que la mort allait l'emporter sans lui laisser le temps d'écrire cette étude qui lui était consacrée,
Robert van Gulik émailla la dernière enquête du Juge Ti de références et d'allusions à ces recherches qu'il savait désormais ne devoir jamais aboutir. Les thèmes obsédants du roman prennent un jour tout autre lorsqu'on le lit à la lumière des circonstances de sa rédaction.
Pour toutes ces raisons, ce troisième volume est à lire.
Et pour le plaisir aussi de retrouver toute la galerie des personnages truculents inventés par
Robert van Gulik, qui sut mieux que personne allier le plaisir à l'érudition.