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Critique de Charybde2


Un matériau captivant, un traitement qui hésite entre raté et détestable.

Publié en 2010 aux Pays-Bas et en 2012 en France dans une traduction d'Isabelle Rosselin, le gros livre (600 pages de texte et 60 pages de notes et de bibliographie) de David van Reybrouck m'a beaucoup déçu, et un peu fâché par moments.

Le sujet n'est évidemment pas en cause : l'histoire du Congo (« Kinshasa»), plus vaste Etat, de loin, de l'Afrique subsaharienne, est résolument passionnante, et la place pour un ouvrage de vulgarisation historique de cette ampleur était pleinement justifiée, même si l'auteur feint d'emblée d'ignorer que certains auteurs ont aussi récemment mis en scène des pans significatifs de cet arrière-plan pour le grand public (Jo Nesbö, par exemple, dans son « Léopard » de 2009, traite abondamment, sans nuire au fil de son enquête policière, des horreurs du Congo de 1900, propriété privée du roi des Belges Léopold II, et plus directement, Patrick Deville dans son « Equatoria » de 2009 également, musarde avec poésie et finesse autour du pays, traitant aussi bien de la course entre Stanley et Brazza que de l'imbroglio des Grands Lacs, et des appétits rwandais et ougandais).

Le matériau assemblé et présenté est ainsi d'une très grande richesse, et les sources consultées, détaillées dans la bibliographie, approchent sans doute l'exhaustivité. Même le passionné d'histoire africaine y trouvera donc certainement des éléments nouveaux et intéressants (citons au passage, par exemple, le rôle de l'anthropologie coloniale dans le renforcement et l'exacerbation du fait tribal, qui devient dominant uniquement avec les brutales classifications entreprises entre 1890 et 1920).

En revanche, le mode d'approche retenu, la position de narration et certains partis pris de nature presque « idéologique » m'ont posé de réels problèmes, et créé in fine cette grosse déception de lecture.

Le mode d'approche retenu (ou plutôt, mis en avant, car l'utilisation des sources « classiques », historiques ou journalistiques, reste largement prédominant) consistait à privilégier, autant que possible, faisant en effet ainsi oeuvre relativement originale, les témoignages directs de participants aux événements, même aux plus anciens, en cherchant donc des « seconds couteaux » ou d'humbles inconnus ayant vécu les situations décrites. Cela conduit bien à quelques très belles pages, mais hélas, cela conduit surtout à de terribles accumulations de répétitions. Raconter, c'est aussi choisir, et David van Reybrouck s'y refuse trop souvent, n'hésitant donc pas à assener deux, trois ou quatre témoignages quasi identiques sur un même élément. La visée n'étant pas une étude scientifique (pour laquelle un ou quatre témoignages ne changent rien et resteraient de toute façon un nombre insuffisant), la qualité du récit historique y perd singulièrement.

La position de narration est curieuse (les extraits des diverses sources, en dehors des témoignages oraux recueillis, sont enchaînés les uns aux autres, les paraphrases éventuelles (difficilement évitables dans un travail de cette nature) se font donc naturellement sans guillemets, mais les attributions sont renvoyées (quand elles le sont bien) aux notes en fin d'ouvrage. de ce fait, en de très nombreuses occasions, l'auteur semble exposer et prendre à son compte, sans nous faire part d'un doute et sans nous donner d'éléments de discernement, parfois à vingt ou trente lignes d'écart, des positions parfaitement incompatibles. Les parties consacrées à la sécession du Katanga ou au génocide rwandais et à ses suites, tout particulièrement, accumulent ce type d'effets a priori involontaires, rendant la compréhension de plus en plus délicate, et donnant in fine l'impression d'une accumulation disparate de matériau documentaire mal maîtrisé, sans mise en perspective ou possibilité critique.

Certains partis pris, enfin, jamais assumés comme tels, laissent pour le moins songeur… Je n'en citerai que trois. le premier, manifeste, est la sympathie affichée pour la sécession katangaise, qui ne serait donc, après tout, si l'on suit le sous-texte de l'auteur, que la tentative bien raisonnable de Moïse Tschombé (et des multinationales minières qui le soutenaient) de maintenir un petit état oligarchique blanc au lieu de donner comme prévu aux Noirs congolais les richesses du sous-sol qui leur appartenaient. le second est relativement insidieux, mais apparaît à la longue : sur une centaine d'années d'histoire, pas un leader, politique, religieux, militaire ou économique noir congolais ne mérite au fond d'autre considération que, dans le meilleur des cas, une condescendante sympathie amusée, et, dans le pire des cas, une légitime horreur face à un fou sanguinaire, en passant par le cas médian, celui d'un idiot assez aisément corruptible. le troisième, peut-être le plus fort au fond, laisse une impression particulièrement désagréable, lorsque l'auteur suggère à longueur de chapitre, mais sans le dire clairement, que le Congo était chaotique et sanglant avant la colonisation, injuste, abusif, mais bien difficile à gouverner pendant la colonisation, et à nouveau chaotique et sanglant après la colonisation… laissant ainsi au lecteur le soin de tirer une conclusion « naturelle », superficielle malgré les 600 pages de soutien apparent, et totalement erronée.

La déception finalement ressentie est donc à la hauteur de l'ambition initiale : un propos dense, mais qui s'écroule sous le poids de ses sources, ne parvenant pas à en extraire une ligne narrative historique, ni bien entendu les éléments de poésie méditative, historique et géopolitique, qui rendent précieux les écrits des meilleurs écrivains voyageurs. Et un arrière-goût idéologique fort désagréable, même s'il est relativement dissimulé.
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