- Nous sommes des créatures éphémères qui rêvons d’éternité. Des créatures fragiles aussi, que la vie ne ménage pas. Chaque jour, nous devons vivre avec le poids de notre mémoire. Le souvenir de ce qu’on nous a infligé, les stigmates de la violence, du rejet, de la cruauté. Je l’ai subi aussi. J’ai bataillé pendant des années avec mes propres démons. Quelle chance, me disais-je, si je pouvais les oublier . Effectuer des frappes chirurgicales, supprimer ce qui ne me convenait pas. Reconstruire ma mémoire comme on bâtit une maison, brique par brique. Memorex était une solution au début, mais je me suis rendu compte qu’elle n’allait pas assez loin.
Colère. Colère envers moi, envers lui, envers ceux qui l'ont aidé. Dégoût.
Et, sous ces couches successives, tel un océan ne dévoilant pas ses dangers, un chagrin dévorant. Une flamme sombre, un feu de brousse qui continue de brûler, d'anéantir tout sur son passage, terre noircie, devenue stérile, qui n'a plus rien à donner.
Non. Non, c’est impossible. Je réalise à peine que je suis debout, mes mains enfoncées dans ma chevelure, telle une héroïne de tragédie grecque. Les « qui ? » et « pourquoi ? » affluent dans ma tête. Cette missive ne ressemble pas à la précédente, avec son masque et cet ordre que je ne comprends pas, Say my name. Et si je m’étais trompée ? Si l’expéditeur anonyme ne cherchait pas à me terroriser, mais à attirer mon attention sur… Sur quoi au juste ?
J’examine à nouveau le mail.
TE SOUVIENS-TU ?
– Mais de quoi devrais-je me souvenir, bordel ?
Ou est-ce une manière, fort sophistiquée, de me remettre en tête, encore et toujours, le jour de l’attentat ?
– Dans quel intérêt…
Je me rends compte que j’ai parlé tout haut.
Je ne peux pas rester seule avec ça. Je dois en parler à quelqu’un.
..... quand les cauchemars ne frottaient pas mon âme au papier de verre.
Ne pas penser à Magalie. A mon père. Ou à mon frère. Autant d'impasse au bout desquelles je ne trouve que colère et incompréhension. C'est épuisant
- Quand comptais-tu me le dire ? je chuchote.
Son expression me dit tout ce que je veux savoir.
Jamais.
Un temps idéal, magnifique, pour se prélasser à la plage ou partir en excursion dans une des vallées cachées de Star Island. Un temps qui m'aurait donné des fourmis dans les jambes, un an auparavant.
Quand j'étais insouciante.
quand les cauchemars ne frottaient pas mon âmeau papier de verre.
Mon adversaire, si lointain et si proche en même temps. Je serre les poings, comme si, à distance, je pouvais me battre. Le vaincre. Le mettre KO. Je ne me tairai plus. Je ne suivrai plus les directives qui ont été tracées pour moi, sans que l’on me consulte. Je ne conformerai plus aux ordres. Je vais révéler ma voix. Et dire ce que je suis. Qui je suis.
Je ferme les paupières pour ne plus voir les fantômes, ceux des morts et des vivants qui hantent l’habitacle de l’avion.
Puis j’ai réalisé que la haine ne m’était d’aucun secours. Qu’elle me ramenait toujours au passé alors que je voulais désespérément avancer.