1984… gare de Sète. C'est la fin de la journée. Je viens de quitter le lycée et m'apprête prendre le train pour Montpellier. Mais je n'ai rien à lire… Donc petit tour au relais presse.
Tiens… un
Jack Vance...
Un Monde d'Azur… Ouah que la couverture est belle ! (celle de Siudmak). J'ai déjà lu un Vance auparavant. le 4eme de couverture a l'air cool. Allez… je tente.
Sur le quai, j'ouvre le bouquin. Et là… c'est l'explosion de couleurs et de saveurs exotiques. le quai, la gare, même la belle jeune fille que j'ai remarquée et qui prend le même train que moi, tout disparaît, effacé par ce monde aquatique où ne flottent que des îles que j'imagine comme des nénuphars et des monstres kragens tentaculaires.
Je referme le roman quelques jours plus tard. Il me faut plusieurs jours pour m'en remettre.
L'impression de merveilleux a survécu jusqu'à aujourd'hui. J'espère la « rematérialiser » avec cette relecture. de fait, mes petits neurones sont aujourd'hui moins capables de créer des images rémanentes et la relecture n'écrase pas le ressenti de la première lecture, qui reste plus fort. En revanche mon admiration pour l'auteur rejaillit. Ce roman est vraiment formidable.
Le décor est minimaliste – de l'eau, des nénuphars géants, des éponges et du ciel bleu – mais il n'en faut pas plus pour transporter le lecteur dans un monde qui pourrait être idyllique s'il n'y avait pas ces espèces de gros poulpes bizarres. Les hommes sont arrivés sur cette planète par accident il y a longtemps. La mémoire effacée par les générations se raccroche aux récits des Premiers, devenus bien souvent obscurs. J'ai adoré la complicité qui s'instaure entre l'auteur et les lecteurs qui comprennent les allusions des Anciens alors que les personnages du récit en sont incapables – ils sont même incapables d'imaginer la terre, les rochers et les continents ; comment le pourraient-ils ?
Comme il l'avait fait sur sa Planète Géante – et comme le fera plus tard
Robert Silverberg sur Majipoor, un hommage –
Jack Vance impose l'absence de métal sur son monde. Cela lui permet de construire toute une technologie « amétallique » de pure beauté. La structure de la société des îles est aussi absolument fascinante, construite sur un système dit « de castes » (dont les noms expliquent immédiatement au lecteur les origines des hommes qui ont amerri ici) mais qui évoque surtout un système de corporations de métier dont l'aspect hiérarchisé porté par le mot « caste » est assez atténué.
Une caste cependant s'est construite dans le but d'imposer sa loi. Les Intercesseurs se sont appuyés sur la crainte des kragens pour les diviniser et se définir eux-mêmes comme les messagers des Dieux (surtout du plus grand d'entre eux, le Zeus des kragens). Cette caste de prêtres est oisive, bouffe gratos les ressources de la communauté, et maintient l'orthodoxie à son profit.
Le récit conte la rébellion contre ce système, menée par un homme, Sklar Hast, persuadé que les kragens ne sont pas des dieux et que la vie de la communauté serait améliorée si l'on pouvait s'en débarrasser. C'est la lutte de l'humanisme contre l'obscurantisme religieux, de la raison contre la foi aveugle et ceux qui en font leur profit. La lutte n'est pas que physique ; elle s'exprime d'abord par des débats entre les deux camps. J'admire toujours l'art du dialogue de Vance, très orienté vers le mensonge et la manipulation de l'auditoire. C'est un de ses points forts.
Des défauts ? Des déceptions ? Eh bien j'aurais bien aimé que Meril Rohan porte un rôle plus important. L'auteur en a fait quelqu'un d'intelligent, mais dont la présence s'efface derrière celle du savant Kelso. A mon avis Meril aurait pu intégrer le rôle de Kelso. Autre petit défaut : la fin est vraiment trop abrupte et aurait mérité plus de développement.
Des détails. Après relecture, je conforte mon opinion que ce roman fait partie des meilleurs de l'auteur.