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EAN : 9782374912431
582 pages
Quidam (03/02/2022)
4.13/5   16 notes
Résumé :
P. r. o. t. o. c. o. l. L'acronyme est partout dans la ville mais personne ne sait quand il est apparu. Peut-être au lendemain d'une élection dont on n'attendait plus rien. Comme pour prédire un événement. Ou annoncer une catastrophe. Dans les rues, sous l'oeil des caméras de surveillance, en attendant on s'affaire. On bosse, on fait la manche, on marchande un peu de plaisir, on pédale, on traque, on nettoie, on tabasse, on recrute, on se planque, on pointe au chôma... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (10) Voir plus Ajouter une critique
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Le livre est assez gros, compacte plutôt, de sorte qu'il ne peut être rangé dans votre sac. Couverture rouge vif, Karl Max, en violet et noir, pointe vers vous un doigt menaçant, un regard péremptoire. C'est certain, vous ne passerez pas inaperçu avec ce livre, de plus il contient, en son coeur encore palpitant, une bombe. Ne le pressez pas trop contre vous, contre votre coeur, il pourrait déteindre sur vous en explosant. Déteindre, vous faire réfléchir, trop réfléchir, vous marquez au fer, rouge. Ad nauseam.

Venez, entrez dans la ronde des personnages que Stéphane Vanderhaeghe met à l'honneur. Des personnages issus des marges. Une ronde chorale et polyphonique au centre duquel se trouve la bombe. Hommes et femmes des lisières tournent autour prenant tour à tour la parole, du moins entrevoyons nous à tour de rôle leurs pensées brutes et à nue, offertes, la ronde tourne vite, les pensées s'enchainent, les mains se tiennent et se caressent, les liens se nouent peu à peu entre tous ces protagonistes vivant dans une ville où règne le couvre-feu et où des milliers de caméras surveillent sa population sans relâche, jour et nuit. Les liens se pressentent, collectif pour affronter un monde qui ressemblent peu ou prou à ce nous avons vécu et traversé ces derniers mois - états d'urgence, violences policières, gilets jaunes, couvre-feu-, du moins aux pires projections que nous nous faisions et qui sont devenues en partie, en partie seulement, quoique, triste réalité…

Vous allez voir défiler, devant vous immobile, subjugué par l'originalité dans le ton employé, par la liberté du projet littéraire de l'auteur, par sa plume qu'il manie telle une arme, par l'expérience de littérature dans laquelle vous avez décidé de plonger, vous allez découvrir, entre autres, Mel la touchante SDF, Katya l'escort girl aux affaires florissantes, Rezzon le réfugié clandestin homosexuel qui a réussi à se dégoter un précaire et harassant travail de livreur, Re:Al membre d'un groupe d'activistes oeuvrant la nuit par le biais de l'art de rue, un collectif « artiviste », et qui refuse de travailler afin de ne pas cautionner le système capitaliste, Syd le punk errant, Oumar vigile en supermarché qui cumule les emplois pour permettre à son fils de faire des études, Amir, le fils d'Oumar qui rejette ce système que son père cautionne et où il se tue à la tâche …et même, Raton, un rat et son regard saisissant et impitoyable sur les Hommes et leur bestialité. D'ailleurs, le rat et la prostituée de luxe sont sans doute les deux protagonistes qui s'en sortent le mieux dans cette ronde.

Une mosaïque de portraits, une pluralité de voix, une lecture plurielle d'une même réalité, une superposition de strates, une accumulation de destin comme autant de signes contradictoires, les pièces hétéroclites d'un puzzle dont on a une vue d'ensemble qu'à la toute fin. Les pensées de chacun sur le système, sur la situation de la société (où la pauvreté doit être cachée et les migrants chassés), sur la politique (où on ne plaisante pas avec l'image du président et où toute grogne doit être étouffée), s'entremêlent aux images des caméras. Entre couvre-feu, combats clandestins à bout de souffle, répression qui gangrène de plus en plus le quotidien, nous avons là une analyse au scalpel de cette société un brin dystopique, et notamment de l'impossibilité de nous effacer, de nous soustraire.

Impossible pour moi de ne pas faire le parallèle avec « Les furtifs » d'Alain Damasio et de son cycle de conférences qu'il fait en ce moment sur ce thème au titre éminemment ironique : Liberté numérique et servitude volontaire. Bel oxymore…

« Quoi que tu fasses, ou que tu ne fasses plus, ne souhaites plus faire, tu restes prisonnier du système, à la solde du capital qui te broie en te faisant croire au massage gratuit, un pion comme un autre et tu joues encore, tu joues toujours, même quand tu décides de raccrocher : tu as beau chercher, le bouton PAUSE a été dézingué. Ont été grignotés, siphonnés tous ces espaces au sein desquels pendant un temps on pouvait décider – faire mine de – de se retirer, de dire non, de dire STOP, sans moi, allez vous faire foutre. de sorte que se taire, c'est parler et acquiescer encore. de sorte que s'abstenir, c'est faire et laisser faire encore. Où que tu regardes, tu te cognes les yeux à ta propre impuissance, lis FISACO sur tous les murs, NO EXIT au-dessus de chaque porte fermée à double tour. Putain, on ne veut qu'une chose nous. Une porte de sortie ».

Et ce mystère qui plane, cet acrostiche P.R.O.T.O.C.O.L qui fleurit telle une fleur de bitume sur les murs de la ville, reliant tous les personnages qui, tous, l'ont bien remarqué, regardé et qui tous se sont demandés ce qu'il signifiait. Mystère dont on connait le sens qu'à la fin. Mystère via l'épilepse également, ponctuant le récit, qui se place à la fin et qui tente de remonter la source, de voir qui est cet homme que l'on entraperçoit sur les caméras, comment il a pu disparaitre et se soustraire à leur omniprésence. Nous pressentons que quelque chose ou quelqu'un va exploser. Nous ressentons la déflagration à venir. Réelle ou symbolique, nous ne savons pas jusqu'à la fin, cela rend la lecture d'autant plus fébrile.
Mystère enfin via ces retranscriptions terrifiantes, voix polie en décalage lorsqu'on comprend qu'elle parle à un homme kidnappé, sac sur la tête, pieds et mains liés, torturé, dont on explique peu à peu la mission. Ces trois mystères sont des fils rouges qui distillent suspense et interrogations.

Un roman étonnant, foisonnant, surprenant qui ne vous laissera pas indifférent. le ton claque, les pensées sont brut de décoffrage au sens littéral du terme, comme si la langue permettait, justement, de se sortir du carcan, du cadre dans lequel la société est enfermée. Il m'est d'avis que ce livre peut partager, et comme le souligne Onee grâce à qui j'ai eu envie immédiatement de me plonger dedans, je ne peux lire trop souvent ce genre de roman, tant cela est exigeant, perturbant, marquant, mais là, cette lecture m'a réellement captivée. Elle m'a remuée, au plus profond de moi. Elle est entrée en résonance et parfois en dissonance avec mes propres perceptions sociétales. Merci infiniment Onee, ton billet est brillant et convaincant, cette lecture originale, je te la dois !! A présent j'ai besoin d'une pause poétique pour me retrouver et me soustraire.

Puissent nos marges poétiques être délicieusement salvatrices et ne jamais se refermer !

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P.R.O.T.O.C.O.L. : L'acronyme est placardé partout dans la ville, mais personne ne sait ce qu'il signifie ni quand il est apparu. La ville est pourtant sous l'oeil de milliers de caméras qui observent jour et nuit la population : Angèle, par exemple, qui réagit étrangement bien à la curieuse mort de son prof de philo de mari ; Katya, l'escorte de luxe créant du désir, dont les affaires sont florissantes malgré le couvre-feu ; Oumar, vigile en supermarché et père de famille, cumulant les emplois pour permettre à son fils de faire des études pour mieux s'en sortir ; Amir, son fils, qui rejette ce système où son père se tue à la tâche au lieu de saisir sa chance de s'en extraire ; Re:Al, qui refuse de travailler non-pas, selon lui, parce qu'il a un poil dans la main, mais pour ne pas cautionner ce système capitaliste ; Il y a aussi la délicieuse Mél, SDF truculente parfaitement mise en valeur par la plume de Stéphane VANDERHAEGHE, comme Carlotta la prostituée qui répond à un besoin social, ou encore le roi des rats, qui offre un regard saisissant sur l'animalité de l'Homme ; Et bien d'autres, dont le point de vue sur la situation du pays, de leur vie ou de celle des autres, s'ajoutera à celui des caméras qui les espionnent pour construire, lentement mais sûrement, la mosaïque d'un désastre annoncé. Ce sont leurs voix que ce roman libère, leurs réflexions qu'il pousse à l'extrême. Comme par jeu, pour voir ce qu'il en ressort.


Ce roman plaira aux amateurs de plumes atypiques, qui suscitent réflexion plus qu'action. Attaques terroristes nécessitant surveillance et contrôle des identités et déplacements ; Pandémie nécessitant l'installation de couvre-feu ; Révoltes de casseurs nécessitant patrouilles et milices, arrestations musclées. Des tas d'événements peuvent survenir dans une démocratie, qui justifient (diront les uns) ou servent de justification à (diront les autres) des restrictions de libertés plus ou moins importantes, nombreuses, et longues. A partir de quel moment deviennent-elles étouffantes au point que la population se rebelle ? Et quand, au lieu de maintenir l'ordre, deviennent-elle prétexte à le renverser ? L'équilibre semble instable… Mais l'ordre établi n'est pas facile à renverser. Certains le tolèrent comme un mal pour un bien, pour une paix sociale un peu passive ; D'autres se rebellent contre « l'oppresseur », ce gouvernement « capitaliste à outrance », accélérateur de différences sociales. Alors lorsque la surveillance est telle qu'on ne peut plus agir dans la lumière, c'est dans l'ombre que s'inventent des protocoles pour y remédier. Mais l'alternative proposée de la violence vaut-elle mieux que celle « légitimement » exercée ?


Dès la première page, il y a ce suspense en filigrane : On tente de reconstituer le trajet d'un suspect précédant une catastrophe dont on ignore encore tout. C'est en écoutant tour à tour des personnages sans lien apparent que la vérité se dévoilera dans son entièreté. Mais plus on tourne les pages, plus on se rend compte que la manière de raconter de l'auteur est plus importante que cette vérité. D'ailleurs il n'y a pas une seule vérité mais bien une myriade, autant que de personnes pour la percevoir, la ressentir, la vivre, la raconter… Alors il m'est arrivé une chose très étrange : j'ai eu l'impression que le personnage principal de ce roman devenait… la plume de l'auteur. Une vraie « plume à papotte » pour les fans d'Harry Potter, qui écrit plus vrai que nature les pensées de ceux qu'elle laisse s'exprimer, quitte à cautionner leur extravagance, les faire enfler, prendre de l'ampleur et même toute la place. C'est une plume qui suit ses personnages un peu comme dans G.A.V. (de Marin Fouqué - même genre de titre aussi !), mais qui m'a parue plus pointue, précise et digeste.


Dès les premières lignes, l'écriture est implacable. Rythmée, millimétrée, percutante - sans perdre en fluidité pour autant. Elle alterne les segments courts et les longues phrases serpents qui s'enroulent autour de la scène décrite, l'attaque sous tous les angles, comme ces caméras qui voient tout et entendent tout. On passe du rythme très ponctué, comme surveillé, à un mouvement plus libre pour décrire les pensées, seules à demeurer invisibles, donc libres. Alors les phrases caracolent comme les idées qui s'envolent, incluant dialogues, attitudes, l'extérieur et l'intérieur du personnage tout cela en un clin d'oeil, en une longue sentence qui vous emporte, vous lessive puis vous recrache, épuisé mais ravi du manège. Puis la voix suivante arrive. L'alternance rythme la lecture à la perfection et m'a rendue addict. L'écriture est d'une exquise justesse dans les mots et jusque dans les tournures, qui épousent parfaitement les propos et émotions des personnages.


Le style s'adapte à eux, prend la forme de leur réflexion et de leurs attitudes : langage de rue, ou bien plus soft, bulle de chewing-gum qui éclate, tout y passe. L'auteur nous implique dans la peau des personnages. Ca demande un peu plus de concentration qu'une plume uniforme, lisse et régulière, sur laquelle on pourrait se caler et puis laisser nos yeux courir. C'est pourquoi ça ne plaira pas à tout le monde, et je ne lirais pas uniquement ce genre de roman. Mais l'auteur, qui maîtrise la technique, la rend aussi plaisante qu'efficace. On s'attache aux personnages à travers leurs façons d'être. L'histoire, presque au second plan car formée de leurs multiples vérités éparpillées, structure le récit. Ce « petit livre rouge » ne serait-il pas en vérité un pavé dans le marc ? Ce fut en tous cas un très bon moment de lecture, même si l'objet est bien lourd à tenir en main pour 560 pages !
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J'aime les auteurs qui se mouillent. Qui pondent des pavés et s'amusent à les jeter dans la mare pour voir jusqu'où ça peut éclabousser. Celui-ci est un beau pavé, impressionnant à la pesée mais pas tant que ça en nombre de pages. le contenu par contre, c'est du très lourd. le propos est politique, il vise à nous renvoyer une image de notre société telle qu'elle est peut-être déjà pour peu que l'on veuille bien l'observer avec attention et sans détourner les yeux. le procédé est costaud, celui du roman choral qui dessine peu à peu les liens entre des personnages que l'on apprend à connaître au fil des scènes, lorsque l'auteur leur donne la parole. L'ensemble est captivant, autant par l'atmosphère singulière qui s'en dégage que par sa galerie de personnages invisibles dans la masse, et pourtant magnifiquement incarnés. Anonymes mais traqués nuit et jour par les caméras de surveillance. Une fois entré, difficile de lâcher ce roman qui ne ressemble à aucun autre.

Le cadre est celui d'une grande ville, imaginaire mais inspirée de celles que nous connaissons aux quatre coins de l'Europe. Ce pourrait être Paris, Londres, Bruxelles ou Madrid. le couvre-feu est en vigueur car il y a eu de violentes émeutes, dans un climat de rejet des politiques en cours. Toute ressemblance avec des événements récents n'est certainement pas fortuite et contribue à composer une atmosphère réaliste, loin de la dystopie. Sur les murs on rencontre souvent l'acronyme P.R.O.T.O.C.O.L. (lecteur, sois patient, la signification te sera révélée mais pas tout de suite). Taguer, dessiner, écrire sur les murs est devenu un acte fort de résistance. Tout ce qui consiste à sortir de la routine imposée - boulot, conso, dodo - est de toute façon dangereux. Il se passe de drôles de choses. Des clochards sont enlevés dans une camionnette rouge, des étudiants disparaissent. Pendant ce temps, d'autres tentent de vivre, parfois de survivre. Dans un campement improvisé de réfugiés, dans le local poubelle d'un hôtel ou dans des appartements tout confort. Jamais complètement à l'abri des caméras. le sexe est l'ultime pulsion de vie pour combattre l'élan mortifère, que l'on soit sans abri, sans papier exploité, mari infidèle, femme bafouée ou escort auto-entrepreneuse. Dans les pas de Katya, Cécile, Mél, Jean-Christophe, Ré:al, Rrezon ou Amir, l'impuissance se fait peu à peu ressentir face à une société qui écrase et si peu de mains tendues.

"Bref, on en était là aujourd'hui - incapable désormais de faire la part des choses, de distinguer les extrêmes, ni le chaos de la loi, ni le réel de la fable. La sécurité de la liberté (...) Alors on fermait sa gueule."

Parmi tous les personnages que nous suivons, il y en a un qui interpelle. Il s'appelle Raton, c'est un beau spécimen de mâle dominant qui parvient à tenir tous les autres individus de la colonie en respect et à affoler toutes les femelles. Au début on se demande où l'auteur veut en venir en braquant le projecteur sur lui. Peu à peu, le parallèle devient évident, et la claque laisse un peu sonné. C'est ce qui permet sans doute au contenu de ce livre de faire son chemin longtemps après la fin de sa lecture. le pavé est tombé dans la mare et les éclaboussures s'accrochent, indélébiles. Ça cogite, ça bouscule, ça questionne. du costaud je vous dis.

L'homme est-il un rat pour l'homme ? Je serais vous, je réfléchirais avant de répondre. Et je lirais ce roman.
Lien : http://www.motspourmots.fr/2..
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Épopée plurielle et polycellulaire des complots qui croient venir, le puissant graffiti romanesque de P.R.O.T.O.C.O.L., partout sur nos murs intérieurs.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/04/14/note-de-lecture-p-r-o-t-o-c-o-l-stephane-vanderhaeghe/

La succession silencieuse et fatalement, inexorablement, disjointe de séquences vidéo issues de l'appareillage global de surveillance d'une grande ville contemporaine, suivant à la trace un individu en regrettant qu'il soir resté là quelques blancs de la carte et quelques silences trop teintés de mystère pour le confort de l'observateur – que l'on sait d'emblée ex post, mais de quoi ?

La frénétique mise en condition d'un autre individu, recruté plutôt contre son gré – ainsi pas très loin d'être kidnappé, soumis à un mélange rusé et néanmoins violent d'interrogatoire et de speech motivationnel, pris dans le moulin broyeur d'une logorrhée partiellement désabusée et particulièrement sûre de son bon droit.

L'épilepse : une narration comme de bas de page, complexe et menée au pas de charge, dans laquelle on subodorera d'emblée que se niche l'explication du tout, mais dont le rythme, les syncopes, les ellipses et les emportements retarderont le plus possible l'inéluctable.

Voici les trois fils rouges qu'a donné Stéphane Vanderhaeghe à son incroyable « P.R.O.T.O.C.O.L. », publié en février 2022 chez Quidam Éditeur, fils rouges constituant à eux trois la trame vigoureuse, sensible et potentiellement létale qui enserre les quinze personnages-points-de-vue sélectionnés pour ce roman choral aux allures nettement révolutionnaires et particulièrement, subtilement, ambiguës. Si je les réduis ici volontairement, et contre le flux de l'ouvrage, à une étiquette qu'ils dépassent nécessairement, Cécile l'enseignante de lycée, Mél. la clocharde, Oumar le vigile, Re:al le graffeur, Katya l'escort, Jean-Christophe le cadre commercial, Sonja l'étudiante et occasionnelle caissière, Rrezon le réfugié désireux de se fondre dans notre société de consommation, Raton le… rat !, Dédé le clochard, Sid le punk à rat, Iza & Isa les punkettes à rat, Keudra le traqueur de rats, Meryem l'épouse de vigile et mère de jeune en perdition plus ou moins prononcée, et enfin Baz le migrant informaticien, ces deux derniers à la voix apparaissant aussi tardivement que leur présence physique avait été précoce, feront de leur mieux, souvent à leur corps défendant, pour nous guider dans le labyrinthe de cette réalité de plus en plus interstitielle qui est la nôtre, jusqu'à un dénouement à la fois totalement inattendu et curieusement comme magnifiquement déjà écrit.

Dans les froids paradoxes des sociétés contemporaines de surveillance (le Philippe Aigrain de « Soeur(s) » ou le Benjamin Fogel de « La transparence selon Irina » ne sont parfois pas si loin), dans les chausse-trappes des méthodologies de subversion et de contre-subversion, dans les méandres des restes de l'État-Providence (le Pierre Barrault de « L'aide à l'emploi » pourrait surgir, plus tragique que comique en l'espèce, à tout moment), dans l'uberisation foisonnante et le paiement plus que jamais à la tâche (le Gauz de « Debout-Payé » pourrait faire là un clin d'oeil faussement rigolard), dans la marchandisation jusqu'auboutiste omniprésente et apparemment acceptée (on songera peut-être au glaçant « À l'aide ou le rapport W » d'Emmanuelle Heidsieck), quelque chose se trame, qui s'exprime sous des formes variables et masquées, mais fait résonner étrangement tout au long du roman le graffiti P.R.O.T.O.C.O.L. qui, tel un singe prêt à traverser le temps chez Terry Gilliam, apparaît sur toujours davantage de murs et semble exprimer une mystérieuse attente.

Non seulement polyphonique, le roman s'affirme discrètement comme authentiquement pluraliste, au sens de Vincent Message : jouant de certains ressorts de la farce sérieuse, cloisonnant la rue et l'espace public entre un devenir-clochard digne de Thierry Jonquet ou de Jean-Luc Manet , une essence-rat qui résonne avec celles créées aussi par le Norman Spinrad de « Rock Machine » ou de « Il est parmi nous », et une absence de perspective qui fait ici bien davantage que ramper, Stéphane Vanderhaeghe structure une véritable épopée, inscrite dans un étrange au-delà équivoque de la dystopie ambiante, là où peurs, colères et indifférences se côtoient le plus librement, contre toutes logiques pré-établies. Capable de déployer chaque fois que nécessaire dans ses corps conducteurs (tout particulièrement dans son épilepse) une phrase puissamment multi-cellulaire (qui a tout le souffle ambigu de celle du William Gaddis de « JR »), il n'a ainsi nul besoin de forcer le trait ou de surligner au marqueur, comme trop d'auteurs contemporains moins doués que lui, ce qui dysfonctionne ici-bas, pour nous offrir l'un des romans les plus somptueusement inquiétants qui puissent être.
Lien : https://charybde2.wordpress...
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Excellent
p.r.o.t.o.c.o.l.
Voilà un roman politique et social qui surprend par sa singularité.
Dans un contexte de polyphonie narrative les effets de style sont vraiment réussis avec des zooms sur des personnages représentatifs d'une société chaotique qui prennent la parole à tour de rôle .
L'anacronyme se lit sur les murs de la ville, on le voit en passant, on s'en souvient et on le murmure.
Société imaginaire ? Peut-être existe-t-elle déjà,peut-être que notre passivité nous mènera droit dans le mur.
P.R.O.T.O.C.O.L. interroge, questionne, dérange.
L'écriture et le style sont modernes, je vous le conseille.
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critiques presse (1)
LeMonde
08 mai 2022
Contre la tyrannie douce, la résistance s’organise. Un roman assez soufflant.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Citations et extraits (9) Voir plus Ajouter une citation
Elle préfère crever à petit feu dans la rue que de gagner sa vie en passant sous tout le monde et s'avilir à assécher les gonades de types en mal d'amour parce que si les mecs ils ont besoin de contact et de chaleur et d'affection, et elle alors ? tu crois qu'elle en a pas besoin elle ? et t'as vu sa gueule qui c'est qui voudrait lui bouffer le minou même contre un peu de fric, hormis Dédé mon cochon, et encore, Dédé il a mis les voiles sans même lui dire adios, la rognure, non Mel elle a plus grand chose à elle, mais ce qu'elle a elle le garde et dans ce qu'elle a, y a l'intégrité de son vieux corps fourbu-flapi-fragile, ce corps qui pue et qui suinte de partout mais qui lui appartient et qui lui appartient d'offrir à qui elle veut quand elle veut, ce corps moche et abîmé que maintenant plus personne ne convoite et c'est tant mieux parce qu'on le lui a volé, ce corps, on le lui a volé une paire de fois, pourquoi tu crois qu'elle crèche ici dans son local à poubelles, tu lui feras plus jamais mettre les pieds dans ces putains de foyers ou de centres ou tout ce que tu veux, plutôt crever t'entends - t'entends ?
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Pour le moment tous étaient coincés ici, sous ce pont, dans ce camp de fortune au pied des tours, dans le roulement des pneus au-dessus d'eux, les klaxons, l'odeur d'essence et les vapeurs d'échappement, l'urine de chat et les rats. Ce qui était toujours mieux que le sifflement des bombes dans leurs ciels étrangers, la peur d'une descente en pleine nuit, le crépitement des kalaches et des uzis au coin des rues taillées dans la poussière. Ce qui était toujours mieux que les regards obliques qu'on vous dardait et l'humiliation inculquée à jets de pierres au motif d'être qui vous étiez, les menaces et les faits. Ici, on retrouvait le sourire, on gardait l'espoir et un sens de l'humour. Ainsi qu'une furieuse envie de baiser qui on voulait, parce qu'on restait jeune malgré tout.
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L'art non seulement ne sert à rien - et c'est précisément en ça qu'il est nécessaire, nécessaire et intrinsèquement politique : dans le renversement et l'enrayement qu'il opère des logiques productivistes - , mais l'art en outre ne sert rien ni personne, pas même l'artiste qui lui sacrifie tout. Et ça, qui peut l'accepter. Qui pour se satisfaire d'une telle absence radicale et incompromise, de mobile et de motif. Personne. Alors il fallait tuer l'art à la source et on a tué l'art à la source, condamnant l'artiste à survivre en milieu hostile, à jamais privé d'armes.
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Plusieurs témoignages, forcément anonymes, ainsi concordent et permettront de mettre la main sur "Carlotta", visage flouté, en compagnie de l'homme qui passera les vingt-huit minutes séparant ses deux apparitions sur les images prises dans la rue de la Monnaie. Là encore, il avait l'air "normal", vous savez Carlotta voit de tout et les repère à cent lieux les détraqués, lui, non, ce n'était qu'un pauvre type qui ne s'était pas soulagé depuis un bail, ce qui pour sûr était zarb il était plutôt beau gosse pas le genre a priori à lutter pour se dégotter une paire de jambe à écarter vous voyez ce que je veux dire quoi, bulle de chewing-gum qui éclate, peut-être qu'il sortait de prison ? Propre sur lui et tout, mais vous savez Carlotta voit de tout maintenant, du clodo qui passe et tente sa chance au tétraplégique, les pires sont les friqués, eux te demandent tout et n'importe quoi sous prétexte que ça s'achète et que le client est roi toussa-toussa, bulle de chewing-gum qui éclate, mais Carlotta s'en tape quoi, le leur suce, leur fric, s'il en ont trop, c'est vrai quoi c'est son boulot et à eux il leur en coûte toujours un peu plus qu'aux autres, Carlotta appelle ça distribution solidaire des richesses, ce qu'elle pompe aux uns elle ne le pompe pas aux autres, vous voyez ?
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Il n'existe plus déjà lorsque la porte de l'immeuble claque derrière lui. Il ne reviendra pas en arrière, on ne l'arrêtera plus. Sa décision, si c'en est une, si ce n'est pas autre chose, est irrévocable, mûrie de longue date - pensée, anticipée, répétée.
Par lui ou par d'autres.
(incipit)
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