AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
Citations sur P.r.o.t.o.c.o.l. (9)

Pour le moment tous étaient coincés ici, sous ce pont, dans ce camp de fortune au pied des tours, dans le roulement des pneus au-dessus d'eux, les klaxons, l'odeur d'essence et les vapeurs d'échappement, l'urine de chat et les rats. Ce qui était toujours mieux que le sifflement des bombes dans leurs ciels étrangers, la peur d'une descente en pleine nuit, le crépitement des kalaches et des uzis au coin des rues taillées dans la poussière. Ce qui était toujours mieux que les regards obliques qu'on vous dardait et l'humiliation inculquée à jets de pierres au motif d'être qui vous étiez, les menaces et les faits. Ici, on retrouvait le sourire, on gardait l'espoir et un sens de l'humour. Ainsi qu'une furieuse envie de baiser qui on voulait, parce qu'on restait jeune malgré tout.
Commenter  J’apprécie          345
Elle préfère crever à petit feu dans la rue que de gagner sa vie en passant sous tout le monde et s'avilir à assécher les gonades de types en mal d'amour parce que si les mecs ils ont besoin de contact et de chaleur et d'affection, et elle alors ? tu crois qu'elle en a pas besoin elle ? et t'as vu sa gueule qui c'est qui voudrait lui bouffer le minou même contre un peu de fric, hormis Dédé mon cochon, et encore, Dédé il a mis les voiles sans même lui dire adios, la rognure, non Mel elle a plus grand chose à elle, mais ce qu'elle a elle le garde et dans ce qu'elle a, y a l'intégrité de son vieux corps fourbu-flapi-fragile, ce corps qui pue et qui suinte de partout mais qui lui appartient et qui lui appartient d'offrir à qui elle veut quand elle veut, ce corps moche et abîmé que maintenant plus personne ne convoite et c'est tant mieux parce qu'on le lui a volé, ce corps, on le lui a volé une paire de fois, pourquoi tu crois qu'elle crèche ici dans son local à poubelles, tu lui feras plus jamais mettre les pieds dans ces putains de foyers ou de centres ou tout ce que tu veux, plutôt crever t'entends - t'entends ?
Commenter  J’apprécie          3315
L'art non seulement ne sert à rien - et c'est précisément en ça qu'il est nécessaire, nécessaire et intrinsèquement politique : dans le renversement et l'enrayement qu'il opère des logiques productivistes - , mais l'art en outre ne sert rien ni personne, pas même l'artiste qui lui sacrifie tout. Et ça, qui peut l'accepter. Qui pour se satisfaire d'une telle absence radicale et incompromise, de mobile et de motif. Personne. Alors il fallait tuer l'art à la source et on a tué l'art à la source, condamnant l'artiste à survivre en milieu hostile, à jamais privé d'armes.
Commenter  J’apprécie          322
Il n'existe plus déjà lorsque la porte de l'immeuble claque derrière lui. Il ne reviendra pas en arrière, on ne l'arrêtera plus. Sa décision, si c'en est une, si ce n'est pas autre chose, est irrévocable, mûrie de longue date - pensée, anticipée, répétée.
Par lui ou par d'autres.
(incipit)
Commenter  J’apprécie          259
Plusieurs témoignages, forcément anonymes, ainsi concordent et permettront de mettre la main sur "Carlotta", visage flouté, en compagnie de l'homme qui passera les vingt-huit minutes séparant ses deux apparitions sur les images prises dans la rue de la Monnaie. Là encore, il avait l'air "normal", vous savez Carlotta voit de tout et les repère à cent lieux les détraqués, lui, non, ce n'était qu'un pauvre type qui ne s'était pas soulagé depuis un bail, ce qui pour sûr était zarb il était plutôt beau gosse pas le genre a priori à lutter pour se dégotter une paire de jambe à écarter vous voyez ce que je veux dire quoi, bulle de chewing-gum qui éclate, peut-être qu'il sortait de prison ? Propre sur lui et tout, mais vous savez Carlotta voit de tout maintenant, du clodo qui passe et tente sa chance au tétraplégique, les pires sont les friqués, eux te demandent tout et n'importe quoi sous prétexte que ça s'achète et que le client est roi toussa-toussa, bulle de chewing-gum qui éclate, mais Carlotta s'en tape quoi, le leur suce, leur fric, s'il en ont trop, c'est vrai quoi c'est son boulot et à eux il leur en coûte toujours un peu plus qu'aux autres, Carlotta appelle ça distribution solidaire des richesses, ce qu'elle pompe aux uns elle ne le pompe pas aux autres, vous voyez ?
Commenter  J’apprécie          123
Bref, on en était là aujourd'hui - incapable désormais de faire la part des choses, de distinguer les extrêmes, ni le chaos de la loi, ni le réel de la fable. La sécurité de la liberté (...) Alors on fermait sa gueule.
Commenter  J’apprécie          40
Mél. tend le bras, attrape le gobelet posé à ses pieds près du bout de carton, jauge l’intérieur. Elle n’est pas dupe, sait très bien que sa petite entreprise est d’avance condamnée, tôt ou tard il lui faudra déposer le bilan et ressortir à d’autres combines, car lui donner une pièce c’est admettre qu’elle existe c’est pointer la faillite des politiques publiques ou ce qu’il en reste derrière les simulacres, et pointer cette faillite, c’est aller à contre-courant des dogmes en vigueur et les temps ont bien changé, ne fait plus la manche qui veut, faut un permis une autorisation des papiers faut se déclarer, tous ces arrêtés, CQFD. Ceux qu’il faut déloger. Mél. lève les yeux vers la caméra suspendue au lampadaire là-bas à l’angle de la rue. Dédé lui a dit qu’elle était H.S. celle-là. Ce qui ne l’empêche pas de rester sur ses gardes. Qu’est-ce qu’il en sait Dédé, d’abord ? D’après lui, d’après Dédé qui le tient de Deni, pas mal de ces foutues caméras sont factices, tout le monde le sait qui les a vues bourgeonner les unes après les autres, sécurité-oblige, et elles doivent leur efficacité au fait que tout le monde ignore lesquelles fonctionnent vraiment, lesquelles font semblant. Comment le père Deni il sait tout ça lui, Mél. n’en a fichtre aucune idée.
C’est pas le jackpot encore mais il y a là dans le gobelet de quoi aller se prendre un kawa quelque part et casser la croûte. Mél. vide la ferraille dans le creux de sa main, l’empoche ; le gobelet, lui, prend la direction de la poche gauche de son blazer. Qui le comprime, il en a vu d’autres. Elle glisse le bout de carton dans son cabas rayé, empoigne ses sacs où elle conserve ce qu’elle a de plus précieux, des babioles, des souvenirs, pas grand-chose en réalité, quelques vêtements, le contenu de ses sacs ayant surtout une valeur sentimentale plus que marchande, mais c’est sa façon à elle de ne pas perdre pied. Elle se relève, s’essuie le nez sur le haut de sa manche droite, tourne la tête, regarde à gauche puis à droite puis à gauche avant de traverser la rue comme on le lui a appris il y a bien longtemps, mais c’était dans une autre vie, ça, une vie qu’elle n’est plus sûre d’avoir vécue du reste, se demande parfois si c’était bien la sienne et si c’était bien la sienne comment cette vie l’a laissée choir et s’écraser comme la merde dorée de Médor sur le trottoir là-bas mais non, Mél., t’engage pas sur ce terrain tu vas encore attraper des boutons ma vieille, et sans réfléchir elle transfère le cabas dans l’autre main pour libérer celle-ci et la diriger maintenant vers son entrejambes qu’elle râpe et ratisse du bout des ongles, pourvu que Dédé ne lui ait pas refilé un truc, merde, ce serait bien sa veine, elle avance, traîne ses sacs, tranche dans sa grasse épaisseur la foule hypnotique des passants qui s’écartent sur le trottoir, des fois qu’elle soit contagieuse, et dévient de la trajectoire les menant droit à peu importe.
À pas prudents, Mél. se dirige vers Oumar, planté aux avants-postes du Market +. Il la voit venir, pincement de lèvres désabusé, hochement de tête, allez allez, par ici ma belle.
Commenter  J’apprécie          11
On devine leur présence comme une ombre sur des pas, une rumeur qui enfle mais n’éclate jamais, sourde et pesante, anodine peut-être, mais peut-être pas. Demain, les rats. Ils rampent en traînant le ventre, grattent et rongent, déchirent-dévorent, remuent dans les entrailles de la terre, remontent les canalisations, fouissent dans les immondices d’une civilisation qui est aussi un peu la leur. Il se murmure ici-là que Dieu créa le rat à l’image de l’homme – vorace, lubrique, sournois et fourbe, pleutre mais néanmoins prédateur, nuisible et inutile. L’homme et le rat, ça pourrait être une fable entre deux frères ennemis quoique semblables, l’histoire d’une tentative d’extermination de l’un par l’autre, sans cesse reprise car sans cesse avortée, or jamais l’homme ne se débarrassera du rat, jamais le rat ne viendra à bout de l’homme, tuer l’un revient à tuer l’autre alors voici comment l’un et l’autre se neutralisent, en se regardant mutuellement courir dans des petits labyrinthes sans issue, actionner les manèges de roues inépuisables, se cogner contre des murs et baiser, et baiser frénétiquement. Le rat observe et reproduit fidèlement le comportement humain. Il s’adapte, traverse les siècles, déplace son empire souterrain. Le rat n’hésite devant rien pour asseoir son hégémonie. Il court derrière le pouvoir, le profit, ses appétences sont sans fin, il a les dents longues, longues, toujours plus longues, qu’il lui faut sans cesse limer pour les maintenir à une taille raisonnable, c’est-à-dire qu’il doit tout faire pour dissimuler sa véritable voracité, il doit mordre-manger-ronger, c’est plus fort que lui, pour ne pas qu’on le soupçonne de vouloir mordre-manger-ronger, or tout le monde sait, personne n’est dupe, qu’en aiguisant ainsi ses quatre incisives, c’est son propre appétit qu’il entretient et qu’il décuple. Insatiable est le rat. Il a néanmoins appris à se méfier avec les siècles. À force de voir crever ses congénères, il a su discerner le poison, reculer devant les pièges qu’on lui tend, se faire discret et plonger dans le noir et la puanteur des égouts en attendant son heure. Et attendre, il sait faire tandis que son armée sous terre grandit – une armée aux rangs anarchiques attisant sa propre violence dans l’odeur de pisse, sa soif de revanche et de possession.
Commenter  J’apprécie          00
Il n’existe déjà plus lorsque la porte de l’immeuble claque derrière lui. Il ne reviendra pas en arrière, on ne l’arrêtera plus. Sa décision, si c’en est une, si ce n’est pas autre chose, est irrévocable, mûrie de longue date – pensée, anticipée, répétée.
Par lui ou par d’autres.
Cet homme n’a pas de nom, et donc pas d’histoire, nul contexte dans l’immédiat susceptible de l’humaniser un peu, de prêter à son geste la moindre consistance. C’est un anonyme qui s’avance dans la rue, dont les motivations pour l’heure demeurent inconnues, son pas guidé par on ne sait quelle force, quelle part de folie, de conviction, de renoncement, de compulsion, de colère ou de haine, de détresse. On ignore tout de lui et seules resteront les tentatives de reconstruction après-coup, les hypothèses, un remords ou deux, si on avait su, l’indignation, l’hébétude, que renforce le visionnage des images vidéo. Agit-il pour son compte ou est-il simplement programmé, missionné par une force impérieuse à laquelle il ne peut se soustraire ; ou s’il le peut, ce serait paradoxalement dans une servile obéissance, dans l’accomplissement de son funeste dessein. Que reste-t-il encore de lui à ce stade. De l’homme qu’un jour il a dû être. Et que se dit-il, à quoi pense-t-il, alors qu’il fait ses premiers pas dans la rue sous le regard, bientôt, des caméras de surveillance.
Commenter  J’apprécie          00




    Lecteurs (77) Voir plus




    {* *}