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Critique de oblo


On pourra difficilement reprocher à David Vandermeulen d'avoir choisi un sujet facile en s'intéressant à l'émergence du protestantisme en Allemagne au début du 16ème siècle ainsi qu'aux révoltes paysannes et aux courants divergents qui l'ont accompagné. En trois livres, réunis ici en une intégrale, Vandermeulen se focalise en trois temps sur ce printemps religieux allemand, fondamental dans l'histoire européenne et mondiale. Trois temps qui sont aussi trois mouvements forts différents par leurs origines sociales, leurs ferments idéologiques et leurs répercussions religieuses. En fil rouge et dénominateur commun se trouve Martin Luther, moine augustin qui, en publiant ses 95 thèses à Wittemberg en 1517, formalisa des griefs contre l'Eglise romaine autant qu'il provoqua une onde de choc dont les retentissements se feraient entendre dans toutes les villes d'Europe.

A travers les figures de Joss Fritz, de Thomas Müntzer et de Jean de Leyde s'élaborent donc trois modèles de révolution tant sociales que religieuses. Avec Joss Fritz se noue une révolte paysanne, sociale avant tout, motivée par les vexations que subissent les travailleurs de la terre. C'est un appel à la liberté individuelle et collective autant qu'une ébauche de refondation sociale basée sur l'égalité. On comprend bien le contexte social de cette époque où les paysans supportent de moins en moins l'écrasante domination sociale et économique des puissants, mais aussi l'hypocrisie de la curie papale qui, déjà depuis quelques dizaines d'années, met en vente des indulgences, lesquelles doivent favoriser le Salut de qui les achète. En réalité, c'est un abus de l'Eglise romaine qui construit ainsi palais et églises. Si cette renaissance du Bundschuh (premier mouvement paysan qui vit le jour en Allemagne dans les années 1490, soit presque 15 ans avant celui initié par Joss Fritz) s'éteint dans le sang, elle marque durablement les esprits et occupe encore les paysans dans les années 1515-1525, lorsque, à Wittemberg, Martin Luther publie ses 95 thèses. Luther suscite un grand enthousiasme autant qu'une grande méfiance.

Le deuxième livre, autour de Thomas Müntzer, montre toute l'importance intellectuelle que revêt alors la question religieuse de la Réforme de l'Eglise. Müntzer est un maître d'universités qui adhère aux thèses de Luther. Dans son entourage, on constate déjà quelques dérives, lesquelles sont directement liées aux aspirations de Luther. Premièrement, les paysans se révoltent, croyant ainsi se conformer aux premiers écrits de Luther. Deuxièmement, les thèses de Luther répondent à une réelle exigence en matière de vie spirituelle et religieuse. Troisièmement, la remise en cause des prêtres comme médiateurs entre le peuple et Dieu conduit à favoriser un dialogue direct entre le fidèle et Dieu, parfois de façon directe et, il faut bien le dire, abusive. Aveuglé par son aspiration religieuse, Müntzer ne voit pas le détournement du message originel luthérien par certains membres de son entourage qui lui promettent des recettes miracles pour éprouver, physiquement, la présence de Dieu et pour pouvoir écouter Sa voix.

Le troisième livre de Jean de Leyde est, des trois, le plus sombre mais aussi le plus révélateur sur le plan religieux et sur le plan politique. D'un point de vue politique, l'expérience de Jean de Leyde à Munster relève de l'utopie théocratique dans laquelle Jean de Leyde, en véritable gourou, se mue en roi autocratique et mégalomane, fondant ses excès sur une lecture stricte et sans aucun recul de la Bible. Un exemple : si le destin de l'Homme, selon Dieu, est de croître et de se multiplier, cela sert de prétexte à la polygamie et à l'assouvissement le plus brutal des désirs sexuels des hommes sur les femmes. D'un point de vue religieux, la figure de Jean de Leyde amène à croiser les anabaptistes, lesquels refusent le baptême automatique des nourrissons et ne voit ce sacrement que comme l'entrée volontaire (et partant plus significative) des hommes et des femmes dans la communauté chrétienne. Ce faisant, ils remettent en cause le pouvoir ecclésiastique. Fortement condamnés par Luther, les anabaptistes de Munster connaissent une fin tragique, fin dans laquelle on reconnaîtra cependant les excès de l'Eglise catholique.

La bande-dessinée de Vandermeulen et d'Ambre est intéressante à plus d'un titre. Elle replace avec minutie, dans son contexte, une partie de l'histoire religieuse, intellectuelle et sociale de l'Europe, à savoir la naissance du protestantisme. Elle montre que ces idées ne viennent pas ex nihilo de Martin Luther mais que celui-ci, inspiré par Wyclif et Hus, rencontre le succès parce que son discours rencontre une réalité sociale marquée par la misère, l'aspiration à une vie religieuse et spirituelle plus authentique et plus intense ainsi que par les abus de l'Eglise romaine dont la conduite est fortement détachée des enseignements de l'Evangile. Point de manichéisme, cependant : les Luthériens, les anabaptistes, les rebaptisés sont autant des personnes authentiques dans leur désir de foi que de véritables fous de Dieu, au sens premier du terme, et leur exigence religieuse n'a d'égale que la cruauté et l'intransigeance dont ils peuvent faire preuve à l'encontre des catholiques. L'Eglise romaine en prend, elle, pour son grade : l'archétype du prince-évêque de Munster, Franz von Waldeck, représente autant l'opulence d'une classe privilégiée que la lucre dans laquelle celle-ci se complaît. le parcours de Luther, abondamment renseigné par des doubles pages entières d'écriture, montre aussi le cheminement d'un homme d'abord torturé par sa vie intime religieuse (en bon augustin(ien), Luther croit en la culpabilité originelle et irrémédiable de l'Homme, à commencer par la sienne propre), porteur d'aspirations de son temps et qui, le temps venu, choisira de tourner le dos aux paysans qu'il encourageait d'abord pour ne pas perdre l'oreille que des puissants comme Philippe de Hesse lui prêtent.

Tout ce récit, d'une grande densité, est servi par un dessin remarquable en noir et blanc d'Ambre, qui rappelle les gravures médiévales ou Renaissance où l'on voit ici un supplice ou là une forêt de pendus. Cette impression est renforcée par le choix de la typographie et par celui de ne pas porter les textes dans les cases, ce qui donne une dimension illustrative et presque pédagogique au dessin. le trait est très sombre, se faisant ainsi le juste miroir de ces histoires où rien ne finit bien. Il y a, dans les personnages, quelque chose d'un peu grotesque ou d'un peu caricatural, on les dirait disloqués, les visages déformés par la haine, ce qui renforce la dramaturgie générale de l'oeuvre. Les scènes de corps suppliciés sont évidemment les plus troublantes. Peu nombreuses, elles marquent cependant par leur crudité. On ne s'offusquera évidemment pas de ces souffrances données à voir ou à lire : elles ne sont que la part artistique d'une réalité séculaire.
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