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Critique de colimasson


Dans la pinacothèque de Mario Vargas Llosa, on déambule entre des tableaux de Jacob Jordaens, de François Boucher, de Francis Bacon, de Fra Angelico ou encore du Titien. L'exercice de style pourrait être le suivant : reliez chacun de ces tableaux par une histoire érotique dont la progression semble liée à la succession des différentes toiles.


« Candaule, roi de Lydie, montre sa femme au premier ministre Gygès » permet au possesseur de la divine croupe de faire l'éloge simple et univoque de sa « jument tout muscles et velours, nerfs et douceur » -femme plus bête qu'il n'y paraît, vision masculine de la possession féminine dans toute sa fierté virile. Apparaît alors la « Diane au bain » et les allures bestiales se confirment une nouvelle fois derrière l'image d'une femme chasseresse, jouisseuse et volubile. La possession s'inverse pour asservir l'homme à sa fascination, trouvant une nouvelle affirmation dans le tableau de « Vénus, l'Amour et la Musique ». Des digressions s'ensuivent, plus énigmatiques, plus abstraites, semblant faire taire l'amour pour mieux en souligner les constantes comportementales : universalité et ambivalence du sentiment. « Tête I » et « Sur le chemin de Mendieta » nous interpellent par leur étrangeté. Que veulent dire ces tableaux ? A première vue, ils ne semblent pas pouvoir trouver leur place dans la pinacothèque érotique de Mario Vargas Llosa –mais c'est pour cette raison qu'ils s'y intègrent le mieux, illustrant du même coup l'improbabilité du sentiment amoureux, les connexions incompréhensibles qu'il établit entre deux êtres monstrueux (sinon dans l'apparence, du moins dans la complexité) et la variété infinie des sensations qu'il suscite. Si la chasteté religieuse pensait pouvoir échapper à l'amour, « L'annonciation » est l'occasion d'infirmer ce présupposé dans une mise en scène naïve et donc troublante de l'amour absolu –le don de soi sans vergogne.


Les sujets de ces tableaux pensent et s'animent, comme de multiples excroissances sentimentales des personnages principaux de l'intrigue : un homme, son fils et sa marâtre. Marâtre plutôt que belle-mère –le mot interpelle et laisse l'imagination s'emporter autour de visions de brimades car « de mauvaise marastre est l'amour moult petite ». Si la marâtre est mauvaise mère, elle est surtout blâmable moralement car trop peu avare sentimentalement. Elle emporte avec elle le petit Fonchito dans un jeu de séduction inégal. Si l'enfant semble chercher la marâtre comme fin, la marâtre le recherche comme moyen de stimuler et d'exacerber son amour pour le père Rigoberto. Jusqu'où le jeu peut-il être conduit sous couvert d'innocence ? Une fois le seuil dépassé, comment s'assurer encore de la possession et du silence de l'être possédé ?


L'éloge de la marâtre n'est pas sans rappeler la Curée de Zola moins les considérations politiques et plus les divagations artistiques. le macrocosme disparaît au profit du triangle amoureux dans sa plus large expansion. D'ailleurs, trois personnes constituent déjà un microcosme trop nombreux pour permettre au bonheur de s'installer. L'éloge de la marâtre est aussi une ode à la félicité qui ne peut s'éprouver autrement que dans le couple autosuffisant ou dans l'amour-propre.


« La félicité existe. […] Oui, mais à condition de la chercher là où elle était possible. Dans son propre corps et celui de l'aimée, par exemple ; tout seul et dans la salle de bains ; à toute heure ou à toute minute et sur un lit partagé avec l'être si désiré. Parce que la félicité était temporelle, individuelle, exceptionnellement à deux, très rarement à trois et jamais collective, municipale. »


L'épicurisme se modernise et s'individualise, réduit à l'organicité dans ses plus simples apparats. Il s'agit de jouir à l'écoute de ses sensations, et de se reposer dans l'harmonie corporelle, dans l'attention portée à ses fluides, à ses contractions musculaires, à ses respirations et à ses nonchalances. Mario Vargas Llosa nous conduit par-delà le bien et le mal, écrivant des pages durant les défécations de Rigoberto et ses ablations rituelles. Il déploie les prouesses du langage, de l'art et de la musique, pour nous permettre d'atteindre l'harmonie spirituelle de ses personnages jusqu'à leur point d'équilibre –la suite constituant un drame sentimental dont l'auteur ne relève plus, se refusant à décrire le désastre corporel.


L'éloge de la marâtre se déguste dans le raffinement. Les phrases se suivent avec des rondeurs de sens et de prononciations délicieuses sur lesquelles on pourrait rêver aussi longtemps que nous y autorise notre nonchalance.


« Excitée par mes fictions lubriques, tout en elle devient courbe et proéminence, sinueuse élévation, douceur au toucher. C'est la consistance que le bon gourmet devrait préférer chez sa compagne à l'heure de l'amour : elle a une abondance qui semble sur le point de se répandre mais qui demeure ferme, libre, élastique comme le fruit mûr et la pâte qu'on vient de pétrir, cette tendre texture que les Italiens appellent morbidezza, mot qui même appliqué au pain devient lascif. »


Délectable et lent, l'éloge se construit doucement pour éviter l'écueil de la simplicité écoeurante. le plaisir et la félicité finissent par se dessiner en contraste avec la souffrance et la tragédie, piquant la langue de sucré et d'amer :


« Je sais jouir. C'est une aptitude que j'ai perfectionnée sans relâche, au long du temps et de l'histoire, et j'affirme sans arrogance que j'ai atteint dans ce domaine à la sagesse. Je veux dire : l'art de butiner le nectar du plaisir de tous les fruits –même pourris- de la vie. »

Lien : http://colimasson.over-blog...
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