Claude Vasseur aux manettes d'un roman historique, une drôle d'idée ? Sûr qu'on est loin des fantaisies de Luc Mandoline dans Concerto en lingots d'os. Cela dit, on reste dans la veine polar avec l'enquête menée par Louis B., policier lillois exilé à Saint-Pol-sur-Ternoise. Par contre, exit la rigolade. La tonalité sombre, j'en avais déjà eu un aperçu dans le champ des sirènes, qui mettait en scène un Balthazar Weppes désabusé comme pas possible. Ici, l'ambiance est encore plus noire, en phase avec la boucherie de 14. Quand tu sors des tranchées, tu es un peu plus que désabusé… Louis rappelle un autre B., le Bardamu du Voyage au bout de la nuit.
Quant à l'Histoire avec une grande hache, là où j'attendais le Claude au tournant, rien à redire sur le travail de recherche ni sur l'utilisation de sa masse documentaire. Vasseur évite la solution de facilité des notes de bas de page en intégrant dans le texte tout ce qu'il a à dire. Des grands faits aux petits détails, il te dépeint une année 1920 aussi vraie que nature.
Un choix dans la date ô combien intéressant. A l'école, on saute direct de 1918 et ses conséquences aux Années folles. L'immédiat après-guerre est expédié rapidos à coups de trou dans la pyramide des âges et de lapalissades généralistes avec zéro détail derrière. Tout est dévasté, il faut reconstruire, demain on parlera de la crise de 1929, et hop.
Vasseur s'intéresse à ce qui ne fait pas recette dans les manuels : cicatrices encore visibles dans les campagnes et les villages, veuves de guerre, gueules cassées, anciens combattants déphasés de la vie civile et hantés par l'horreur. le portrait qu'il brosse de ces poilus se montre d'une grande justesse. Les portraits plutôt, puisqu'on en croise de toutes les armes, de tous les grades, de toutes les batailles. Cavaliers, artilleurs, fantassins, toubibs, troufions, sous-offs et officiers, des bourgeois, des prolos, des paysans, il faut de tout pour (dé)faire un monde.
Ce que Vasseur raconte de la guerre et de ceux qui l'ont faite n'a pas à rougir de la comparaison avec les grands romans sur le sujet comme le feu (Henri Barbusse) ou La main coupée (Blaise Cendrars).
L'expérience du front est inimaginable pour ceux qui n'y sont pas allés. Souvent indicible pour ceux qui en sont revenus.
A l'époque de la dernière croix, on n'appelait pas encore ça le trouble de stress post-traumatique. Mais, comme la gravitation qui n'a pas attendu Newton pour vivre sa petite vie, le TSPT existait avant d'avoir un nom. Vasseur le rend très bien à travers le personnage de Louis, dont le quotidien se partage entre souvenirs atroces, cauchemars, culpabilité du survivant, hypervigilance, alcoolisme, problèmes disciplinaires… Un cas pas isolé, comme en témoignent tous les anciens combattants du roman, qui continuent à vivre comme ils peuvent avec un bout d'humanité en moins… ou se suicident pour certains.
La galerie de personnages secondaires offre un excellent éventail des relations humaines d'après-guerre. le lien instantané, en un regard, une poignée de mains, entre ceux qui y étaient et qui savent. le monde qui sépare les poilus des profiteurs de guerre ou des jeunes militaires engagés après le conflit. Les rapports empreints de violence, parce que la guerre en a fait des hommes violents, des “prêtres de la mort” dirait le sergent Hartman de Full Metal Jacket. le rejet aussi par une partie de la population civile de ceux qui portent la trace – donc le rappel au bon souvenir – de quatre années atroces sur leur gueule cassée (comme dans Rambo, moins la tronche abîmée).
Je cite des références volontairement anachroniques. Vasseur évoque en une occasion la défaite de 1870 et les guerres napoléoniennes. Manière de dire qu'on en est toujours là. Pourquoi ? A quoi bon ? Est-ce que ça n'a assez duré comme ça ?
La dernière croix te renvoie un dégoût profond de la guerre, sans pour autant cracher sur ceux qui la font… parce qu'ils ne sont pas ceux qui la décident, bien au chaud, eux, dans leur cabinet.
Au-delà de 14-18 se dégage une image intemporelle de la guerre. Glorieuse, jamais, une boucherie, toujours. On peut nous bourrer le mou à l'envi, les guerres propres, dignes et justes n'ont jamais existé que dans les discours prononcés à l'abri des balles et des obus.
Et puis il y a eu la Grande, de guerre. Pire que toutes les précédentes, moderne, totale, industrielle. Celle où on chargeait encore en ligne comme sous Napoléon… sauf que depuis on avait inventé la mitrailleuse. Celle de trop, la der des der. Qui n'a pas empêché de remettre le couvert trente ans plus tard (et de continuer à moindre échelle jusqu'à nos jours).
L'enquête que raconte Vasseur est un prétexte. Ce qui n'enlève rien à son efficacité en termes de polar, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. Mais un prétexte quand même. Pour parler de l'absurdité de la guerre, des fantaisies délirantes et irrespectueuses de ceux d'en haut, du traumatisme de ceux d'en bas. Un très bon livre sur les souvenirs et le souvenir.
C'est là que je suis censé conclure sur la tarte à la crème “pour ne pas oublier”. A l'heure actuelle, doit y avoir maximum une douzaine de pays dans le monde à ne pas être impliqués de près ou de loin dans une guerre. L'oubli est consommé depuis belle lurette. Y a rien à se rappeler, vu que la leçon n'a jamais été apprise par les gouvernements et encore moins retenue.
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