Ce beau livre est exigeant. Pour moi, il a nécessité une approche géographico- historique qui demeure insuffisante, tant cette péninsule de l'Adriatique nommée Istrie a été secouée par
L Histoire, depuis l'époque romaine. Après la chute de l'Empire romain d'occident, elle fut envahie par les Ostrogoths, puis reconquise par l'empire byzantin,conquise par Charlemagne à la fin du 8ème siècle, on la retrouve au 11ème siècle comme unique point de jonction entre l'empire germanique et l'empire byzantin. Au 15ème siecle le sud ouest et les côtes de la péninsule appartiennent à la République de Venise, tandis que le Nord Est est sous l'autorité des Habsbourg. Napoléon, puis l'Empire austro hongrois s'empareront aussi de cette terre, mais à la fin de la première guerre mondiale l'empire austro hongrois se démembre, et l'Istrie passe d'abord à l'Italie, mais la conférence de Versailles l'attribue finalement au Royaume des serbes, croates et Slovènes.La fin de la seconde guerre mondiale voit l'Italie refluer et ne conserver que Trieste, actuellement 90% de l'Istrie appartient à la Croatie, le reste à la Slovénie qui conserve un difficile accès aux eaux internationales de l'Adriatique. Sous le régime communiste de Tito, l'Istrie a subi une épuration politique voire ethnique de la part de ce dirigeant. Il y a encore des italophones (environ 10% ) en Istrie, une minorité de serbes et de slovènes, et 70% de la population actuelle est croate.
Ce long préambule pour aider à comprendre que l'écrivain serbe qui signe l'ouvrage , né en 1953, c'est à dire en pleine époque titiste, et qui a vu la dislocation de la Yougoslavie, a grandi dans une société multi linguistique et multi ethnique faiblissante tandis que le communisme imposait son glacis, assassinant aussi d'anciens combattants du fascisme italien dominant la péninsule durant la seconde guerre mondiale. Il est intéressant de noter l'obsession de l'auteur pour l'émiettement, le morcellement de la mémoire dans le vieillissement cérébral et la maladie d'Alzheimer: ce qu'il craint aussi à l'échelle des nations concernant l'émiettement de la mémoire , la perte du souvenir de pays ou de lieux où s'entendaient des cultures et des langages différents et se comprenaient aussi des civilisations d'origines très variées. le titre du livre évoque une perte, un vol, celui du cahier où la mère de l'auteur, qui vécut avec ses enfants dans des hôtels une grande partie de sa vie, notait les noms de ces établissement afin d'en conserver la mémoire et donner une traçabilité faute de stabilité à sa vie non choisie de nomade. La perte réelle comme métaphorique de cette mémoire constitue dit l'auteur son acte de naissance en tant qu'écrivain, d'abord en tant qu'auteur de romans, puis dans un second temps s'efforçant de réunir les souvenirs de plus en plus épars de sa mère , encouragé par celle-ci qui lui enjoint de plonger en lui-même pour trouver matière à écrire autre chose que de la fiction. Une mère incroyable, bien plus mère que femme , qui garde ses enfant une heure auprès du poêle après leur shampooing, de peur que leur cerveau ne soit détruit par le froid de la chevelure mouillée, qui n'hésite pas à prendre à partie les baigneurs de la plage qui y abandonnent leurs détritus, ou les spectateurs des salles de ciné qui mâchonnent des confiseries durant les séances.Ses erreurs considérables ( ne pas acheter des maisons splendides vendues alors pour trois fois rien, de peur de se tromper, faire une carrière erratique dans l'enseignement pour rester au plus près de ses enfants, jusqu'à son mariage dont elle mettra en doute la pertinence, même si , au fond, elle n'aurait selon moi pu supporter que cet homme-là, marin et donc le plus souvent absent.)..L'auteur reprend à son compte les indignations maternelles, tout en en fuyant l'emprise ."Ils ont gagné maman. Les gens de la plage sont devenus les maîtres du monde.Indifférents, abrutis par le plaisir, ils se baguenaudent sur les destinations exotiques;. Ils ignorent la valeur des choses.Derrière le masque de la liberté, ils cachent leurs âmes misérables[...] Des hordes de touristes déferlent de partout. Ils ont pollué la planète entière."
En face de cette mère, une femme qui semble , elle, n'être que femme, fascine l'enfant qu'était alors l'écrivain. Il passe ainsi des heures, assis dans l'appartement de Lizeta, à examiner les photos collées au mur de sa chambre. Cette femme, grecque d'origine, a grandi à Salonique, puis a été envoyée à Trieste par sa famille pour y étudier le chant. Elle y a passé cinq ans, jusqu'à la catastrophe de l'incendie de Salonique, qui a détruit des quartiers entiers et tué toute sa famille.
Par des allers et retours entre la vie de ces deux femmes,
Dragan Velikic fait surgir en nous des images, des lieux, des noms inconnus qui forment comme des îlots, puis des archipels de mémoire, de plusieurs mondes disparus .Dans la deuxième partie de son livre, plus ramassée et plus conventionnelle, il conclut:"Ce n'est plus le pays où j'ai grandi, mais un terrain où les tricheurs, arracheurs de sacs et acrobates amusent la foule stupide.Je sais, ce n'est pas mieux ailleurs .Je suis tombé en cette époque.Il y a des siècles où commandent les Vandales, les Huns, les Wisigoths, quand on se coule dans le poing serré de la pensée unique.Lorsque la bêtise commande, lorsque les rustres envahissent le monde. Car les Barbares finissent toujours par arriver."
Je remercie infiniment les Editions Agullo pour cet envoi, ainsi que Babelio et Masse critique. J'ai découvert une écriture, un écrivain magnifiquement servi par sa traductrice
Maria Bejanovska, interprète à la Présidence française et au Ministère des Affaires Etrangères.