Quand je regarde le chemin que nous avons emprunté côte à côte en croyant le parcourir ensemble, je ne vois que deux solitudes poursuivant un répétitif enchaînement de plaisirs et de devoirs, plus ou moins asservis à la perpétuation de l'espèce, qui ont lentement oxydé l'idée même de notre communion
C'est au point que je me demande si la vie humaine ne se donne pas comme finalités premières de ne rien connaître de ce qu'elle traverse, de laisser derrière elle plus de détritus que d'empreintes, et de simplement durer dans le seul objectif de prolonger son vide et sa nocivité.
Il s'initierait au braconnage, elle cultiverait le potager, ils n'auraient plus qu'à peaufiner leur formule de bonheur en vieillissant de concert, dans l'harmonie de leurs taciturnités.
Dès lors, comme il l'avait pressenti dès l'ouverture, il ne découvrirait entre les bras de Marie-Louise ni l'extase ni l'enfer, mais le piège ouaté de la tiédeur, le juste milieu d'un corps mal habité, touchant de gaucherie et de grâce mêlées, mais dangereusement empêtré dans son réseau d'habitudes et animé par un égoisme sans frein.
Les représentants de cette engeance naissent vieux, avec dans leur génome une prédisposition à intégrer une grande école pour y séduire les enseignants qui se reconnaissent dans leur brillant psittacisme, en sortir clonés, et à leur se dupliquer dans de jeunes vieillards qui reproduiront les conventions d'une classe rodée au code des bonnes manières et à la pétrification des savoirs, mais totalement inapte à la fantaisie, à l'originalité et à l'égarement.
Un véritable artiste ne s'inquiète nullement pour le bonheur des ses enfants: au mieux il les condamne aux travaux forcés (...), au pire il ne les reconnait pas quand il les croise dans la rue (...).
Quand je regarde le chemin que nous avons emprunté côte à côte en croyant le parcourir ensemble, je ne vois que deux solitudes poursuivant un répétitif enchaînement de plaisirs et de devoirs.
Il ne s'agit pus pour lui de s'enivrer pour s'affranchir de quelque chagrin violent, mais de prendre ses quartiers dans une légère ébriété qui lui rende supportable l'ingratitude de sa condition.
Depuis si longtemps que nous vivons sous le même toit, respirons le même air et fréquentons les mêmes proches, nous croyons connaître l'un de l'autre l'essentiel [...]. Mais pour autant, sous l'effet d'une lucidité trop aiguisée, nous ne cessons de nous redécouvrir comme deux étrangers cheminant de concert.
Pour moi qui n'ai sombré ni dans l'opium ni dans le vin, je ne comprends pas mieux que lui pourquoi j'ai mordu à la fable de la monogamie heureuse qui, d'Aristophane à Shakespeare en passant par Dante et Pétrarque, entretient dans notre culture le douloureux écart entre l'idéal amoureux et le quotidien des couples.