Depuis 1935, date de sa première parution (Le Masque), «
Les disparus de Saint Agil » est devenu un classique de la littérature jeunesse. 85 ans d'un succès indéfectible, discret mais tenace. le bouche à oreille l'a porté, de génération en génération. Il est de plus étudié au collège. Sa transmission au fil des décennies en est ainsi favorisée. le roman peut, certes, paraitre daté à certains, mais ce passé centenaire qu'il fait revivre aiguise encore la curiosité des plus jeunes. Ces années-là, celles des 10 du 20ème siècle, subsistent non pas tant dans les mémoires de nos ancêtres maintenant disparus, que dans l'empreinte fantasmée que nos aïeux laissèrent sur les générations suivantes. C'était la vie de nos pères, grands-pères et arrière grands-pères : de ceux que nous avons connus. le bouquin plait, il a l'âme des êtres proches ; il vit d'une époque pas si lointaine que çà, qui grouille des prémisses de ce que nous vivons maintenant. le mécanisme psychologique à l'oeuvre chez le lecteur avoisine le plaisir pris, toutes proportions gardées, à lire
Pagnol,
Louis Pergaud et sa « Guerre des boutons » … On y trouve la restitution d'une autre manière de vivre, plus simple, moins compliquée, moins torturée. le lecteur perçoit vite ce qu'il a gagné, mais aussi perdu au fil du 20ème siècle et du suivant. L'auteur,
Pierre Very, y a en outre mis ses mots et son talent, mais çà c'est une autre histoire.
Près de Meaux, à quelques mois à peine de la Première Guerre Mondiale, un pensionnat comme tant d'autres, celui de Saint-Agil.
Pour se faire une idée de l'institution, il suffit de se remémorer certains films français (et en noir et blanc) des années 30 à 60. "Les Diaboliques" de Clouzot (1955) par exemple. Ou le film éponyme, signé
Christian-Jaque, consacré au présent roman (1938). Des murs en pierres de taille surmontés de tessons de bouteilles, des couloirs sombres et humides, des pupitres en bois verni, gravé d'initiales sommaires ou de formules lapidaires, des encriers ébréchés en porcelaine blanche, des plumes Sergent-Major grattant la blancheur des pages, un tableau noir sur lequel la craie hurle et agace les dents ... des cris, des rires, des chants, des bruits de pas débaroulant les escaliers, un préau, une cour, des jeux.
Saint-Agil s'impose en background. Nostalgie d'une scolarité d'antan, d'un temps enfui, de méthodes scolaires révolues.
Pierre Very use de mélancolie, d'un regard sur le passé, sur le fil de mots à nul autre pareil. Sa manière : des clichés certes, dans tout ce fatras classique d'un pensionnat d'antan, mais ô combien poétiques et efficaces. A ce passé presque effacé s'ajoute une conception bien particulière du roman policier, totalement atypique mais aussi un Fantastique light, des atmosphères lourdes, et mystérieuses. le merveilleux se mêle souvent à la poésie et aux énigmes policières patiemment et classiquement décortiquées.
Et si vous n'êtes pas ferré par "
Les disparus de Saint-Agil", d'autres titres viendront en troupeau essayer de vous convaincre: "
Le thé des vieilles dames", "
Goupi-mains rouges" ou "
L'assassinat du Père-Noël"...
Saint-Agil. Une centaine de mômes en blouses grises. Des garçons. de la primaire au collège inclus. Heureux et virevoltants, chahuteurs et dissipés, insouciants et peu disciplinés, ivres d'une vie encore toute neuve, turbulents et rigolards, des élèves en gourmands insatiables de tous les petits et grands bonheurs que l'existence peut leur apporter. D'autres plus soucieux d'avenir, studieux et appliqués, réservés et assidus, déjà armés ou apeurés par ce qui les guette dès les portes de Saint-Agil refermées derrière eux. Tous, d'un bord ou de l'autre, en équilibre incertain entre l'enfance et les promesses de liberté que l'âge adulte se profilant laisse espérer.
Le récit suit les aventures de trois d'entre eux, parmi les "grands", internes en dernière classe de collège: Sorgues (matricule 95 sur ses effets lingerie), Macroy (n° 22) et Baume (le 7), seuls et uniques membres émérites et autoproclamés de la Confrérie secrète des Chiche-Capon. Amis "à la vie à la mort", ils ont l'imagination plus fertile que d'autres. Ils rêvent d'une Amérique fantasmée par les romans d'aventures qu'ils dévorent. Elle les attend, si loin si proches derrière les hauts murs, à deux doigts du rêve. Les Chiche-Capon 95, 22 et 7, s'imaginent passagers clandestins d'un quelconque paquebot traversant l'Atlantique. Ainsi pourrait commencer la Grande Aventure. Il suffit d'oser le premier pas ... Dans leurs pupitres: un catalogue de la Manufacture d'Armes et Cycles de Saint-Etienne (on y trouve tout: du couteau suisse multifonctions à la tente "à la belle étoile" qui tient presque dans la poche), une carte des USA arrachée à un atlas, des annuaires Chaix périmés ...
Certaines nuits, eux trois, les Chiche Capon, alias 95, 22 et 7, se retrouvent, largement passé minuit, aux pieds de Martin Squelette dans les ténèbres de la classe de sciences naturelles. Ils y fument des cigarettes, préparent le Grand Départ et rédigent des comptes-rendus de réunions qu'ils cryptent d'un code secret connu d'eux seuls.
Sorgues disparaît un matin au détour d'un couloir sombre. Personne ne l'a croisé depuis sa sortie du bureau directorial, il y avait été convié pour assumer un problème d'indiscipline. Est t'il parti seul vers les USA ? A t'il osé le premier pas ? A t'il trahi les Chiche capon ? L'enquête commence ... la suite appartient au roman, le récit sera fertile en coups de théâtre.
Pierre Very, en tant qu'auteur de romans policiers, est atypique.
Il a connu un début de carrière avec "Pont égaré", dont on a parlé pour l'obtention du Goncourt; un coup de sonde en "mauvais genre" policier, sous pseudo: "Le testament de Basil Crooks" consacré d'un prix; la valse hésitation entre commerce et élitisme. Empruntant la première voie, il y progressa à sa manière; elle a fait de lui un écrivain unique et attachant.
Véry revendiquait un statut à part: "J'écris une sorte de roman fleuve policier que je verrais assez bien sous les couleurs des mille et une nuits policières. C'est assez dire que le merveilleux, loin d'en être exclu, y occuperait une place d'honneur. Je voudrais que mes romans policiers soient des contes de fées pour grandes personnes".
L'enfance, en outre, occupe dans son oeuvre une place essentielle. Elle s'avère parfois autobiographique. Ecrivant, par exemple, "
Les disparus de Saint-Agil", Very a ressenti, dixit le prologue: "Le plaisir inéluctablement mélancolique d'évoquer .. [sa].. prime adolescence"; les personnages décrits ont bel et bien existés, mais n'ont jamais kidnappé quiconque et se sont encore moins assassinés entre eux.
Je vais peut-être m'inscrire en faux en avançant que "
Les Disparus de Saint-Agil" n'est pas tant un roman destiné à la jeunesse (tel que présenté d'ordinaire) qu'un ouvrage pour adultes aux couleurs de l'enfance, amarré à la nostalgie de passés révolus. L'oeuvre rappelle à ses lecteurs mélancoliques que, sur les photographies de classes face à l'objectif en fin d'année scolaire, celles jaunies et presque effacées, s'agitent des histoires passionnantes que les mots peuvent encore raconter. L'enfance ne peut avoir la nostalgie de ce qui l'attend, tandis que l'adulte de son passé si. C'est un regard d'homme mûr, comme se retournant sur lui-même, que pose Very sur ses personnages et ses souvenirs. Je ne suis pas sûr que de jeunes têtes blondes puissent en capter toutes les saveurs. Mais bon..! Je sais que soumettre le roman aux classes de collège a apporté satisfaction aux élèves. Mon raisonnement, quelque part, doit être influencé par d'autres textes lus dans l'intégrale Very (3 tomes) chez "Le Masque", je les sais plus adultes, plus poétiques, plus travaillés, plus forts.
A suivre.
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