Jusqu'à ce petit-déjeuner d'heureuse mémoire pris en tête-à-tête avec son Abécédaire dans la salle à manger d'un hôtel de Clermont-Ferrand portant son nom, je ne connaissais rien d'
Alexandre Vialatte. J'ignorais tout encore de son esprit facétieux, de son humour pince-sans rire , de son autodérision d'Auvergnat rond et rugueux comme un volcan, de son imagination joyeuse d'enfant éternel que je découvrais avec gourmandise entre deux tartines du miel de ses montagnes. C'est donc en me frottant les mains de la gaîté à venir que j'ouvrai « Battling le Ténébreux », premier roman de l'auteur, proposé pour cette sélection spéciale des 68 par
Jérôme Chantreau, en fan inconditionnel et, comme lui, chroniqueur subtile et mélancolique de l'entre-deux-âges. Dans ce petit roman paru pour la première fois en 1928,
Vialatte nous invite à remonter, par les sentiers rocailleux et parfois abruptes de la mémoire, jusqu'à cette année critique entre toutes pour les adolescents de ce siècle ou d'un autre, cette année si justement qualifiée de « la mue périlleuse » qui oscille et titube entre dix-sept et dix-huit ans, en faisant les gros bras et des ronds de fumée. On y emboîte le pas à l'auteur-narrateur et ses deux acolytes, Manuel et Fernand, dit Battling, lycéens s'adonnant avec une assiduité et un succès variables aux fondamentaux de leur âge : décrocher le bachot, décrocher la meilleure table au café, décrocher un rendez-vous avec la fille en vue. Mais tout compte triple dans ces corps et ces coeurs en voie d'extension, les amis, les amours, les emmerdes, et les douleurs qui couvent sous le vernis de la nonchalance sont souvent délétères, car, si l'on n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans, on est parfois très grave.
Bien sûr la langue est belle, riche en images et généreuse en sel, bien sûr le regard est insolent et vif et ne laisse jamais échapper l'occasion d'un bon mot, saisissant presque malgré lui les situations ou attitudes prêtant à rire, potache et dilettante comme une seconde nature. Mais l'on devine entre chaque ligne comme entre chaque souvenir aigu et si précis de ces mois décisifs, la faille intime et presqu'imperceptible qui s'ouvre pour toujours sous les pieds de ce funambule des mots . On comprend à quelle source sensible vient s'abreuver l'émotion qui rend l'esprit si clair, le rire si juste, le mot si percutant et pourquoi l'auteur des « Enfants de ma mère » a trouvé un si troublant écho à sa mémoire dans celle de ces adolescents d'un autre temps.