Tout doucement une phrase, en un crescendo irrésistible monte en moi. Je n’entends plus qu’elle partout : dans la rue, chez moi, pendant mon sommeil qui se fait rare :
Un an…
Rester un an…
Il faut rester un an…
Il faut rester un an…
Il faut rester un an…
Il faut rester un an…
Comment ? voir Charcot, lui parler.
Il me reçoit entre deux portes à l’Académie de Marine.
- J’ai reçu votre lettre, mon petit. Qu’y a-t-il encore ?
- Commandant, je me suis permis de vous écrire la première fois pour vous demander de m’embarquer pour la croisière d’été. Maintenant c’est pour autre chose.
- Dites.
Il est debout, adossé à un coin de porte pleine de moulures. Autour de nous de vieux messieurs entrent, sortent, parlent, discutent.
- Voilà, commandant. Au Musés d’Ethnographie du Trocadéro, il n’y a pas de collection d’objets esquimaux d’Ammassadik. De plus, il reste encore beaucoup à étudier chez eux des points de vue de l’ethnographie et de l’anthropologie. Alors voilà : Commandant, je me permets de vous demander de m’emmener à Ammassadik et de m’y laisser un an pour rapporter des collections aux musées et pour y étudier l’ethnographie des habitants.
Je suis adversaire d’un christianisme comme celui qui a été pratiqué un peu partout et en particulier en Polynésie et chez certains Esquimaux du Canada.
En tant qu’ethnographe, je regrette que les Esquimaux d’ici ne soient plus ce qu’ils étaient autrefois.
Mais par ailleurs je dois dire que le christianisme a apporté ici une amélioration : le respect de la vie humaine (dans une certaine mesure seulement, il est vrai).
Il n’y a pas cinquante ans encore, les meurtres étaient fréquents, meurtres par vengeance ou par jalousie. Maintenant il n’y en a plus : effet de l’évangélisation.
Par ailleurs il serait difficile de citer un seul exemple de résultat néfaste par suite d’un enseignement déficient ou d’une compréhension erronée.
Si les résultats du christianisme ont souvent été lamentables, du point de vue des races et des civilisations, cela tient à mon avis à deux causes :
1° Les missionnaires n’étaient pas en général des ethnographes ;
2° Les missionnaires ont rarement été maîtres de la langue de ceux qu’ils christianisaient. D’où il résultait une incompréhension de part et d’autre.
" Dans cette hutte, je viens de vivre la plus passionnante des vies d’aventures pour la plus passionnante des recherches : la recherche ethnographique. Sept mois d’une vie d’esquimau, comme un esquimau parmi les esquimaux. Je ne suis plus le "kratouna" [l’homme blanc], mais Wittou, un esquimau comme les autres, qui a pris part avec les autres aux joies et aux peines communes ".
Assis sur le rebord de la fenêtre de ma cabane, face au fjord, je regarde la nuit. Ekridi et Timertsit, toutes deux assises à mes pieds sur leur derrière, les oreilles dressées, regardent la nuit comme moi. De temps en temps, l’une ou l’autre lève les yeux vers moi : nous sommes complices.
Le bouchon du bidon de pétrole manque.
- Je l’ai vu hier, dis-je à Kara.
- Il n’est plus comme un Kratouna [homme blanc] celui-là, dit Kristian.
- Pourquoi ? dis-je.
- Parce que tu as dit : " Je l’ai vu hier ", tout tranquillement. Un Kratouna aurait parlé beaucoup, vite, et peut-être aussi se serait-il fâché.
- D’ailleurs, ajoute Kristian, tu parles esquimau aussi bien que nous. Tu es le seul Kratouna qui ait jamais parlé l’esquimau aussi bien que ça.
Je souris. Doumidia me regarde, vient vers moi, met les bras autour du cou et me dit en frottant son nez contre le mien :
- Tu es mon gentil petit Esquimau.
Quel bonheur que je m’entende si parfaitement avec mes compagnons. Ce serait affreux si j’étais encore considéré par eux comme un blanc, si j’étais isolé au milieu de gens qui me seraient hostiles.
Issu de l'école Louis Lumière, Jean-Jacques Languepin se forme au métier de réalisateur lors du tournage de Karakoram (1937) de Marcel Ichac. Suite à cette expérience, il va réaliser des films éloignés des thématiques néo-coloniale et nationaliste, comme Terre de glace (1948) et Groenland : vingt mille lieues sur les glaces (1952), sous la houlette de l'explorateur Paul-Emile Victor. À travers ses films, « il cherche à être un acteur des pays en reconstruction, au sortir de la Seconde Guerre mondiale ».
Son cinéma se veut à la fois curieux et bienveillant sur le monde de l'extérieur, à la manière du cinéaste anglais John Noël. Son rôle de cadreur est à dénoter dans le film À l'assaut de l'Himalaya, où il alterne des plans serrés et des plans larges de paysages montagneux. L'ascension est racontée dans son ouvrage Himalaya, passion cruelle (1955) où figure notamment un poème testament de Roger Duplat, alpiniste disparu au cours de l'expédition.
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