J’ai un peu peur, petit Tom. Peur de la suite, des mots qui vont s’effacer, comme mes souvenirs. J’oublierai ton prénom, peut-être. Si j’oublie ton prénom, tue-moi.
- Bon, les vieux, avant de rentrer, vous voulez faire quoi ?
- Euh… Je voudrais retomber en enfance, me cacher et crier que je suis là , quand tu passerais près de ma planque.
J'ai horreur de ce genre de couvre-lit. Tissu rêche, couleur moche, poussière, cendre. Couleur mort, on dirait qu'ils le font exprès.
Je déteste ce papier peint, cette peinture écaillée, cette odeur de vieillerie, de sang frais, de médicament.
Je hais le bruit du robinet qui fuit, ce ploc, ploc.
Oui, c'est à croire qu'ils le font exprès.
C’est sympa d’avoir de la visite, hein ?
- Oui, mais c’est dur quand les gens repartent. (page 23)
Voilà. Ça arrive. Comme une bête sauvage qui attendait, tapie, et me saute à la gorge.
Les mots fuguent. Et les souvenirs aussi. Vos voix à tous, je ne les entends plus : je ne sais plus à quoi ressemblait la tienne, Henri. Hier, à l’atelier, j’avais à la fois trop de souvenirs et aucun. Une bouillie de mémoire, autant dire rien.
J'ai eu vingt ans ici, un mariage sous le tilleul, mes cheveux retenus en queue-de-cheval.
J'ai eu trente ans ici, et quatre fois le ventre gros. Trois bébés qui ont grandi, comme on court dans les hautes herbes. Et l'autre, celui qui n'a pas vécu, est enterré plus loin. Nous n'avons pas fleuri sa tombe.
J'ai eu quarante ans ici, un monde à mener à la baguette, avec le sourire. Et puis des années douces, le rire de mon homme, sa calvitie et ses mains baladeuses.
J'ai eu cinquante ans ici, sans jamais craindre les lendemains.
J'ai eu soixante ans, la fête un jour d'orage, et soixante-dix ans, la marche plus lente, toujours main dans la main avec lui.
J'ai eu quatre-vingts ans ici, Henri avait disparu quelques mois avant et les enfants me disaient "tourne la page". Depuis, j'avance en manquant de tomber à chaque pas, puisque chaque pas m'éloigne encore de lui.
Je n'aurai plus rien ici, aucune fête, aucune chute, plus aucune nuit d'amour. Je n'ouvrirai plus les volets sur le matin frais. Je ne m'assiérai plus, un verre à la main pour contempler le soleil se coucher.
Je pars.
J’aimerais que tu sois encore là, Henri, que tu te perdes, juste pour que je te retrouve. Je ne me fâcherais pas. Ta fugue serait pardonnée. J’enroulerais mes bras autour de tes épaules et je te dirais, « Viens. »
J’aimerais que tu sois encore là Henri, que tu te perdes juste pour que je te retrouve. Je ne me fâcherais pas. Ta fugue serait pardonnée. J’enroulerais mes bras autour de tes épaules et je te dirais « viens ».
Cinquante-huit ans avec toi, et puis ce vide après. On dirait que je sombre et que la chute est sans fin. (page 49)
Voilà. Ça arrive. Comme une bête sauvage qui attendait, tapie, et me saute à la gorge.
Les mots fuguent. Et les souvenirs aussi…
Je n’aurais plus rien ici, aucune fête, aucune chute, plus aucune nuit d’amour. Je n’ouvrirai plus les volets sur le matin frais. Je ne m’assiérai plus, un verre à la main pour contempler le soleil se coucher.
Je pars. (page 12)