Attirée, voire captivée par les écrivains du renoncement, parmi lesquels Rimbaud et Walser que j'affectionne particulièrement, j'ai plongé avec délice dans le facétieux "roman"
Bartleby et compagnie.
S'agit-il vraiment d'un roman ? Il nous narre, à la première personne, l'histoire de Marcelo, modeste employé de bureau, bossu, malheureux avec les femmes, auteur, il y a plus de vingt ans, d'un unique roman, qui se lance dans des recherches sur les écrivains ayant fait le choix d'arrêter d'écrire, de renoncer à l'écriture, marchant sur les traces de
Herman Melville après les échecs de ses livres, et de son héros
Bartleby, clerc de notaire qui "préférait ne pas" (I would prefer not to) exécuter les travaux d'écriture demandés.
Les recherches de Marcelo sur ces écrivains, les "
bartleby" comme ils les appellent, prennent la forme de 86 notes de bas de pages, censées accompagner un livre dont le projet ne se concrétise pas.
Nous sommes confrontés à la subtile construction d'un livre à tiroirs, écrit par Vila-Matas se projetant dans le personnage d'un confrère en échec qui se passionne pour Melville et sa fameuse créature, son reflet
Bartleby. Un fascinant jeu de miroirs nous est ainsi offert.
Les écrivains ont plusieurs façons de renoncer. Certains cessent d'écrire après un ou plusieurs ouvrages ou ne les achèvent pas, d'autres n'écrivent aucun des livres qu'ils auraient pu écrire, d'autres encore disparaissent, s'évanouissent dans la nature, s'invisibilisent, tels J.D.Salinger, T.
Pynchon ou B.
Traven.
Marcelo passe en revue l'ensemble des raisons qui conduisent les "Ecrivains négatifs" à agir de la sorte. Il y a ceux qui estiment qu'ils n'ont plus rien à dire, ceux qui deviennent fous et terminent à l'asile, comme Walser, ceux qui sont envahis par leurs hallucinations, comme Rimbaud. "Ils ont sur la pupille une vision terrible qui ne les quitte jamais" disait
Victor Hugo.
Certains sont paralysés devant la dimension d'absolu de toute création. D'autres considèrent qu'ils ne peuvent écrire car ils ne sont personne, dépourvus en tant que poètes d'êtres en soi, ou que tout a été dit et qu'ils n'ont rien de nouveau à proposer.
Nombreux sont les artistes qui estiment que les mots ne suffisent pas à exprimer ce qu'ils ont à dire, ou à traduire leurs visions. Selon von Hofmannsthal, les mots forment à eux-mêmes un monde et ne disent pas la vie. La parole a failli et le langage ne sait désormais nommer, ni dompter le flux convulsif des choses.
Vila-Matas fait preuve d'une grande érudition et d'un solide sens de l'humour. A l'instar de
Pessoa dont la personnalité se démultipliait grâce à ses personnages hétéronymes, il crée quantité d'auteurs fictifs à qui il prête des propos et des positions sur la création littéraire et le refus d'écrire.
Au travers de ses petites notes de bas de page au ton souvent badin et humoristique, Vila-Matas nous invite à interroger la relation que les romanciers et les poètes entretiennent avec les mots et le langage, ainsi que les différentes raisons qui peuvent les amener à y mettre fin, privilégiant ainsi la vie au détriment de l'art.