AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de LeScribouillard


La culture populaire, les mouvements picturaux ou la pensée d'Alain Finkielkraut : n'importe quoi finit par se faire accepter en France, mais avec 200 ans de retard. Aussi en licence de Lettres modernes / Lettres & Arts se met-on à étudier la SF du XIXe siècle. Auguste de Villiers de Lisle-Adam était ce genre de noble désargenté persuadé d'être un génie dans une fin de siècle plus ou moins heureuse ; et il n'avait pas entièrement tort. L'Ève future est en effet un des tous premiers précurseurs de la SF transhumaniste.

Science-fiction ou fantastique ?

Oui, j'en vois déjà parmi vous qui se demandent si je n'ai pas encore sniffé le détergent toilettes. SF transhumaniste ? dites-vous. Mais quel est donc le rapport avec Laurent Alexandre et les vaccins à 5G ? Je me dois donc tout d'abord de rappeler un détail : on nomme SF transhumaniste toute SF mettant en scène le transhumanisme (homme augmenté, voire transformé en machine ou en entité informatique), ce qui ne signifie pas pour autant qu'elle soit en faveur de ce transhumanisme. En l'occurrence, le roman semble neutre sur la question : corriger les erreurs de la Création est considéré comme une oeuvre d'utilité publique, mais également comme un blasphème.
On pourra aussi me rétorquer que L'Ève future n'est pas un roman de science-fiction, à l'image du préfacier (avec un certain dédain pour l'Imaginaire contemporain) qui rappelle que l'auteur voulait avant tout écrire un roman en raccord avec les thèmes du symbolisme, et où le surnaturel possède d'ailleurs une certaine place. La science n'est pas le propos central De Villiers (il se montrait même critique envers elle) ; mais le fonctionnement de la créature mécanique nous y est longuement détaillé, ainsi que les réflexions qui découlent logiquement d'une telle technologie. Sachant que nous traversons également une époque où des écrivains comme Villiers espéraient que la science confirmerait bientôt l'existence du surnaturel (la fameuse « matière radiante » du physicien Crookes), il n'y a pas vraiment d'ambiguïté pour moi : à partir du moment où l'on considère la science-fiction comme une extrapolation de phénomènes scientifiques réels ou imaginaires par la fiction, L'Ève future est incontestablement un roman de science-fiction.
En revanche, à la toute fin du livre, la colère de Dieu semble s'abattre sur les personnages : on a donc bel et bien une intrusion du surnaturel, dont une rationalisation par la science n'est cette fois-ci même pas esquissée, et un doute plane encore sur le fait qu'il s'agisse de l'oeuvre du divin (la fameuse « hésitation fantastique » de Tzvetan Todorov) ; sur ce plan-ci, on peut donc bel et bien considérer également l'oeuvre comme du fantastique.

Un livre à la fois unique et précurseur

C'est donc de la SF, et pas des moindres, vous l'aurez compris : 35 ans avant que Karel Čapek n'invente le terme « robot », Villiers conçoit une « andréide » qui serait capable de se comporter exactement comme une véritable femme. le roman est également singulier car il s'agit d'une science-fiction mettant en scène une figure historique existant réellement du vivant de l'auteur, Thomas Edison (ce qui de nos jours poserait déjà sans doute quelques problèmes avec la personne en question), et ce sans qu'il s'agisse d'anticipation mais d'une SF purement ancrée dans le présent de l'auteur (imaginez Retour vers le futur 1 et remplacez Doc par Stephen Hawking, ça vous donne une idée). La SF n'est alors qu'embryonnaire, le terme « science-fiction » n'apparaissant qu'en 1926 sous la plume d'Hugo Gernsback ; le genre est alors jeune et expérimental, se permettant donc différentes choses qui n'ont guère été tentées depuis.
L'Ève future est un roman de SF transhumaniste avant l'heure (et français, avec ça !), et a inspiré entre autres Jules Verne, ainsi, on le devine, que les différents premiers écrivains imaginant une société peuplée de robots. de façon plus contemporaine, il ne serait pas étonnant non plus avec les nombreuses fictions rétrofuturistes montrant Edison en scène ainsi que des êtres mécaniques au XIXe siècle (steampunk comme teslapunk) que le roman soit encore une source d'inspiration pour de nombreux écrivains.
Avec une minutie qui se rapproche de ce qui sera plus tard la hard-SF, Edison nous décrit le fonctionnement de son robot-femme, qu'il s'agisse de la peau, ses articulations, sa manière de marcher ou de parler. le récit est émaillé de différentes réflexions sur le fait que l'Homme ne possède finalement peut-être pas de différences réelles avec la machine (on trouvera même ce qui s'apparente presque à du « La Mettrie christianisé »). Seule la conscience semble encore impossible à l'époque pour un être de métal : Villiers finit donc par faire appel au surnaturel en faisant habiter l'andréide par l'esprit d'une voyante, Sowana. Mais le plus fascinant reste son inventeur déambulant dans son vaste entrepôt possédant même une partie souterraine s'apparentant à un royaume enchanté, et où la science est souvent comparée aux légendes de jadis ; au détour de certaines phrases, Villiers parvient encore à nous faire ressentir l'émerveillement d'une époque où créer un phonographe ou un téléphone était une prouesse.
Le livre est aussi atypique en raison du fait qu'il est sans doute le seul roman symboliste ayant jamais été écrit : on retrouve les différentes obsessions de ce mouvement avant tout poétique, l'évasion de l'Homme vers des horizons inconnus par des moyens scientifiques ou occultes, le fantasme d'une femme hors du commun, un rapport à la spiritualité tourmenté, une certaine inspiration orientaliste, ect. Rien que pour tout ça, c'est donc un OLNI qui mérite d'être mentionné.

Avant-garde… et arrière-garde

Seulement voilà, L'Ève future, qu'est-ce que ça raconte exactement ? C'est l'histoire d'un jeune lord qui vient se plaindre chez Edison : « J'aime une fille, mais mon Dieu qu'elle est bête. — Eh bah c'est pas grave, je vais t'en fabriquer une autre ! » Et roule ma poule, voilà qu'on bricole une gonzesse parfaite : une qui ne se plaint jamais, une qui a les mêmes goûts que son mari, qui fait la vaisselle et après qui on ne rouspète pas : « Ah, les femmes ! ».
Parce que Villiers aura de nombreuses occasions de nous le rappeler, mais il n'est pas spécialement progressiste sur la question du féminisme. On a tenté de l'excuser en disant que les hommes ne sont pas non plus spécialement bien vus dans le roman, créant une femme artificielle pour assouvir leurs fantasmes ; mais à aucun moment du récit ce n'est considéré comme une mauvaise chose. Au contraire, les femmes vont désormais correspondre uniquement à nos désirs ! le sexe féminin est ou bien alors systématiquement considéré comme idiot, et sortir de cette idiotie n'est d'ailleurs même pas réellement souhaitable, ou bien évalué sur le clivage maman / putain. Les hommes étant déjà dans ce roman des archétypes plutôt que des psychologies complexes, il ne faut pas attendre des femmes plus que les clichés les plus sempiternels qu'ait pu nous offrir le XIXe siècle.

« Une femme déshéritée de toute bêtise est-elle autre chose qu'un monstre ? »

À aucun moment, je dis bien à aucun moment, Villiers de Lisle-Adam n'envisage la possibilité que de la même manière on pourrait créer des hommes artificiels pour les femmes ; est-ce que ça poserait quand même pas quelques nouvelles questions éthiques, d'un coup ? Mais non, les femmes ne doivent visiblement que servir l'homme, et elles le font mal, la Nature est décidément mal faite. Et quand Edison dit que le modèle serait peut-être commercialisable, je commence sérieusement à repenser au sketch de Blanche Gardin sur les putes-robots.
On pourrait atténuer ça et se dire qu'il s'agit juste d'une oeuvre de son époque, avec malheureusement l'influence de la pensée dominante, ce qui n'enlève rien au caractère unique de l'oeuvre ; malheureusement, la misogynie est au centre même du récit, qui considère que la femme n'est qu'un objet interchangeable avec une machine. Et quand bien même ! laissons le sexisme de côté deux secondes, et voyons un peu le déroulement. Sur les six parties du roman, cinq servent à l'exposition ; la moindre situation est l'occasion d'un nombre incalculable de digressions, divagations, le tout dans un verbiage alliant jargon scientifique et termes soutenus. Soit dit en passant, c'est découpé avec les pieds : à des moments aléatoires de la conversation, on change brusquement de chapitre, juste pour que l'auteur puisse mettre une citation d'ouverture en plus afin d'étaler son érudition.

« « Hadaly, dit-il, si nous supposions que, par impossible, une sorte de Dieu — du genre de ceux d'autrefois, — surgissant, invisible et démesuré, dans l'éther transuniversel, donnât, brusquement, la libre volée, du côté de nos mondes, à quelques éclairs de même nature que celui qui vous anime, mais d'une énormité non pareille et pénétré d'une énergie capable de neutraliser la loi de l'attraction et de faire sauter tout le Système solaire dans l'abîme, comme un sac de pommes… »

Il faut énormément de patience pour arriver à une fin où Dieu semble châtier Edison en précipitant son andréide vers la destruction, jaloux qu'on ait voulu l'imiter. Mais sa chute n'est même pas due à un problème venant de son fonctionnement (un roman de science-fiction devrait toujours décrire la fin d'un évènement comme le découlement logique de l'une de ses caractéristiques, conformément au désir de suivre un postulat jusqu'au bout) : non, c'est tout simplement un orage qui passait par là qui ruine tout espoir pour la merveilleuse invention. le reste du récit étant particulièrement plat, on évite toujours une happy end ; mais aux yeux du lecteur, du moins de celui du XXIe siècle, ça n'en reste pas moins une conclusion en pétard mouillé.

Conclusion

Je ne sais pas si je dois vous conseiller L'Ève future : c'est vraiment le genre d'ouvrages qui ne satisfera que les complétistes et les historiens de l'Imaginaire. Toujours est-il qu'on m'a donné à ingurgiter ses 400 épaisses pages pour l'université (je l'ai fait en audiobook, je suis pas fou non plus) ; un contretemps en plus pour lire la SFFF qui m'intéresse vraiment, celle vivante et contemporaine, qui n'esthétise pas éternellement les possibilités de la science, qui ne fantasme pas sur des désirs égoïstes, mais qui imagine l'avenir de l'Humanité. Ça me fera rudement du bien de revenir à mes moutons ; quand à ce petit interlude, eh bien c'est toujours ça pour ma culture…
Lien : https://cestpourmaculture.wo..
Commenter  J’apprécie          20







{* *}