Février passa et les amandiers refleurirent. Nous eûmes, au début de mars 1686, une semaine si ensoleillée et si douce que nous pouvions croire la belle saison à notre portée. Les fondrières séchaient, les chemins durcissaient sous les pieds des chevaux. Mon père put un soir m'emmener au bois de Vaunelles, où nous n'étions pas allés depuis longtemps.
Cette nuit-là. . . Aurai-je le courage de l'évoquer, de la revivre heure par heure ? A simplement y penser, une douleur se réveille qui me brûle de la gorge au ventre. Longtemps, alors que je croyais ce souvenir enfoui depuis des mois, ou même disparu à jamais, il surgissait soudain en m'arrachant au sommeil. Je me dressais, hagarde, en sueur, et je criais. Alors sœur Marie des Anges s'approchait de mon lit et posait sur mon front une main rassurante. " Ce n'est qu'un cauchemar, disait-elle, dormez, enfant ! " Elle restait un long moment près de moi, m'obligeant au silence. Peut-être ne désirait-elle ni savoir ni comprendre. Et comment aurais-je pu lui dire, oui, même à elle. . .
Je ne sais par où commencer. Par le clignotement affolé des lanternes autour du bassin des colombes ? Ou part l'assourdissant vacarme qui se fit soudain autour de nous ? C'est ce bruit qui nous a tous réveillés, de grands coups frappés sur un vantail de bois, et aussi des voix impérieuses qui hurlaient des commandements. Je courus pieds nus vers la fenêtre. On tapait au portail de la cour. Un piétinement de sabots et un cliquetis d'armes indiquaient la présence d'un groupe de cavaliers. Déjà le baile Bourguet sortait hâtivement de chez lui, balançant un luminion d'une main et boutonnant sa culotte de l'autre.
Mon père apparut tout habillé dans le couloir et, d'une voix brève que je lui connaissais pas . " Que les enfants se recouchent, et vous aussi Marthe. Ne vous montrez pas. Ces soldats ont sans doute l'ordre de loger ici cette nuit. Ouvre le portail Bourguet. J'accueillerai l'officier au bas de l'escalier. "
Les valets de l'écurie étaient sortis à leur tour et levaient des torches dont l'odeur de résine montait jusqu'à nous. Dehors, des hennissements se mêlaient aux voix furieuses des hommes. Quand on eut ôté la grosse barre de bois, les vantaux se rabattirent brusquement sous la poussée des chevaux, renversant deux valets qui se mirent à crier. La troupe, une dizaine de cavaliers, contourna le bassin et s'arrêta net devant mon père.
" Ordre de monsieur l'intendant, monsieur, dit l'officier sans descendre de sa monture. Veuillez me remettre vos enfants Gabriel et Louyse. "
J'entendis près de moi un gémissement étouffé. Ma mère m'avait saisie convulsivement dans ses bras et répétait : " Plutôt mourir ! " Gabriel nous avait rejointes. Nous étions tous trois fascinés par la fenêtre entrouverte d'où nous parvenaient les voix.
" Vous vous moquez, monsieur, disait mon père. On ne peut sans une bonne raison enlever des enfants à leurs parents. . . "
Il n'avait pas achevé que, sur un geste de l'officier, les soldats avaient sauté à bas de leurs chevaux pour s'engouffrer dans la maison. Nous les entendions claquer les portes et renverser les meubles.
Nos yeux cherchaient désespérément un abri, mais ne pouvaient en trouver un. Il ne faudrait qu'une minute pour nous découvrir dans un coffre ou dans une armoire. D'un mouvement prompt, ma mère nous poussa tous deux vers un cabinet où une porte basse se dissimulait derrière une tapisserie. Au-delà, des marches de bois montaient vers une soupente. Nous nous réfugiâmes l'un contre l'autre dans un angle, comme si nous avions espéré passer à travers le mur pour nous dissoudre dans les airs. Je tremblais de tout mon corps. Au-dessous de nous, nous entendions les hommes marteler les planchers de leurs lourdes bottes et sonder les murs à coups de crosses.
Ce ne fut pas long. La petite porte s'ouvrit violemment et deux soldats se ruèrent dans l'escalier. L'un portait une longue pique dont il appuya aussitôt la pointe sur la poitrine de mon frère. Le second se saisit de moi malgré mes ruades désespérées.
Ma mère gémit. J'entends encore ce hoquet rauque, animal. Deux hommes tenaient leurs piques croisées devant elle. Plusieurs entouraient mon père.
" Madame. . . ", dit-il doucement.
Ce seul mot lui fit retrouver ses esptits et la dignité de sa condition. Elle se redressa, se domina.
" La résistance est inutile, poursuivit mon père. Monsieur le capitaine sait fort bien que nous n'avons pas d'armes, puisqu'il est interdit à tous ceux de la Religion d'en posséder. Mais peut-être commet-il une erreur. Nous vivons tranquillement et n'avons jamais rien dit ou fait contre la volonté de Sa Majesté qui puisse justifier qu'on nous traite de la sorte. L'édit de révocation lui-même nous permet de pratiquer notre culte à l'intérieur de notre maison.
- Certes, monsieur. . . " L'officier déroulait son ordre couvert de cachets rouges brisés. " Mais tous les enfants doivent désormais être élevés dand la religion romaine. Or, vous n'envoyez pas les vôtres au catéchisme ni à la messe. Vous les forcez même à rester protestants alors qu'ils désirent abjurer.
- Comment cela ? " Ma mère, sûre d'elle, regardait bien en face le capitaine qui instinctivement fit un pas en arrière. " Aucun d'eux n'a jamais exprimé un tel désir.
- Vous vous trompez, madame. Nous avons des témoins. " Il se mit à lire avec application, hésitant à presque chaque mot. " Le nommé Jean Pèlerin, cocher de madame de Javelle, atteste sous serment qu'il a vu la demoiselle de Grézac baiser une médaille de la Vierge.
- Quel mensonge indigne ! ", commença ma mère, puis elle de tut. Son regard venait de rencontrer le mien, qui ne pouvait lui mentir. Je lus dans ses yeux l'horreur de mon crime, bien innocemment commis et dont j'avais à peine conscience. Ce fut une brutale révélation, et j'eus aussitôt la certitude qu'on ne pourrait jamais me pardonner, ni m'aimer encore. La détresse et la honte me submergeaient ; je ne songeai même pas à haïr le cocher. J'enfuis mon visage contre le baudrier de l'homme qui me portait, et qui n'était peut-être pas méchant car il me serra contre lui à deux reprises, en manière de réconfort. Mais je savais que tout était perdu.
Je n'avais sur moi qu'une méchante chemise de toile, et mon frère n'était guère mieux pourvu ; il dansait d'un pied sur l'autre et se frottait les épaules en grelottant. " Dois-je les emmener ainsi ? dit le sergent. Ou bien Madame consent-elle à les préparer de bonne grâce ? "
Ma mère sembla sortir d'une transe. D'un geste, elle écarta les hallebardes et se dirigea vers le coffre. La nourrice de ma petite soeur, qui vint l'aider, pleurait à gros sanglots ; elle fit deux paquets de nos hardes et nous descendîmes tous dans la cour. On amena le cheval noir que Gabriel avait reçu en présent au dernier automne ; il se mit en selle et trouva le courage de me sourire. Le capitaine me prit devant lui sur son alezan et passa un bras autour de moi ; je criai et regardai mon père, que je vis souffrir : il lui ressouvenait comme à moi de nos promenades dans les sentes forestières. Il prit ma main dans les siennes.
" Puis-je au moins savoir où vous les emmenez ? demanda-t-il encore.
- A Nìmes, dit assez gentiment le capitaine, qui semblait prendre peu de plaisir à la tâche qu'il devait accomplir. La fillette ira chez les religieuses, et le jeune homme poursuivra sa route jusqu'à Montpellier, où il sera éduqué au collège des jésuites. "
Il éperonna son cheval qui partit au galop. La lune s'était levée, dessinant un grand C pâle dans le ciel. Ma mère était restée raide, les yeux baissés. Ses doigts déchiquetaient le bord de son châle. D'elle, je n'emportais dans ma nouvelle vie ni un baiser ni même un adieu.
+ Lire la suite