« Ô capitaine ! mon capitaine ! »
« Ô le rouge des gouttelettes
Là, sur le pont, où gît mon capitaine
Tombé mort et glacé
de l'effrayante traversée le vaisseau, but atteint, rentre au port
Ô rives, exultez, sonnez, ô cloches,
Tandis que d'un pas endeuillé
J'arpente, moi, le pont où gît mon capitaine
Tombé mort et glacé. »
(
Walt Whitman, le plus grand poète américain du siècle, publia ces quelques strophes dans un journal new-yorkais, le 4 novembre, s'inspirant de la métaphore chère à
Lincoln)
Qui est cet homme qui se cache derrière cette silhouette dégingandée d'1m 92, cette redingote trop grande et ces pantalons trop courts, ces oreilles en feuille de chou et ce mythe auquel plus de 16000 ouvrages lui ont été consacrés.
Bernard Vincent y répond très clairement et avec impartialité afin de délivrer ce « railsplitter » « fendeur de bûches » de la légende hollywoodienne.
Professeur émérite d'histoire et de civilisation américaines à l'
Université d'Orléans, j'ai apprécié cette biographie écrite en français par un français et qui retrace la vie du Grand Homme, de son enfance jusqu'à son assassinat, balayant ainsi, pour la profane que je suis, une période importante de l'Histoire des Etats-Unis. Bien que très dense, cette biographie ne relate que succinctement les débats politiques comme les scènes de guerre. Je me suis juste un peu perdue dans la genèse des partis politiques comme dans les affrontements qui opposent
Abraham Lincoln à Stephen Douglas lors du Kansas-Nebraska Act : Douglas souhaitant laisser chaque état souverain permettant aux colons de décider le recours ou non à l'esclavage et abrogeant ainsi le compromis du Missouri de 1820 qui définissait les états esclavagistes des états abolitionnistes.
Cette biographie dessine le portrait d'une Amérique extrêmement pauvre, loin des grandes métropoles, celle des petites gens qui se battent au quotidien pour exister, celle qui s'est construite jour après jour, celle qui ne sait ni lire ni écrire, celle ou pendant un ou deux mois, une petit école, à l'initiative d'un homme d'église ou d'une personne bienveillante, envisage de transmettre les rudiments de la lecture à quelques gamins en haillons pour disparaitre sans raison peu de temps après, laissant ainsi toute une jeunesse sans le moindre embryon de lecture comme de l'écriture, les parents privilégiant le travail de la terre à l'instruction. Cet ouvrage captivant permet d'assister à la naissance des institutions qui ont structuré les États-Unis et au combat qu'à mener
Abraham Lincoln pour ne pas assister au démantèlement des états et ainsi, rester fidèle aux textes fondateurs.
Abraham est né le 12 février 1809 dans l'unique pièce d'une cabane en bois, dans le Comté de Hardin, à l'est de l'Etat esclavagiste du Kentucky.
Issu d'une famille d'agriculteurs-bucherons, qui doit s'échiner aux champs pour survivre, chasser l'ours ou le daim pour manger, il connait des deuils successifs. IL perd son petit frère, son oncle et sa tante, et ensuite, très jeune, sa maman. On fait remonter sa tendance chronique à la dépression, à la mort inattendue de sa mère.
Thomas
Lincoln se remarie avec Sarah Bush Johnson qui prend en affection le petit Abraham et c'est encore elle, bien qu'illettrée, qui incite Thomas
Lincoln à laisser les enfants se rendre à l'école.
C'est grâce à sa belle-mère, qu'Abraham se prend de passion pour les livres. Il lit tout ce qui lui passe entre les mains, écrit des
poèmes, et à l'âge adulte, de petit boulot en petit boulot, il se passionne pour le droit afin de devenir avocat. Puis il se prend au jeu de la politique où ses talents d'orateurs le font remarquer ce qui ne l'empêche pas de se confronter aux échecs et à des adversaires politiques d'envergure. On découvre un homme droit, juste, intègre, surnommé « Honest Abe » qui aura fasciné de son vivant ses contemporains comme
Victor-Hugo ou
Karl-Marx.
La biographie est écrite dans l'ordre chronologique ce qui permet de suivre le parcours singulier d'
Abraham Lincoln tant sur le plan familial, social et politique. On découvre sa vie sentimentale et les névroses de son épouse, Mary
Lincoln. de larges extraits de discours, de lettres permettent de mieux cerner la personnalité de
Lincoln. On sent bien que la question de l'esclavage divise la société américaine depuis le XVIIIème siècle.
Bernard Vincent s'attarde sur la description de certains moments clés qui sont parfaitement restitués et rendent ainsi cette biographie très réussie et par moment puissamment émouvante comme la capitulation du général confédéré Robert Lee à Appotamox devant le lieutenant-général Ulysse Grant.
La famille Thomas
Lincoln fut membre d'une branche séparée de l'Eglise baptiste qui professait une morale extrêmement stricte, condamnait l'ivrognerie, les courses de chevaux, la danse et rejetait l'esclavage. Ce qui fera dire à Abraham en 1864 « Je suis naturellement antiesclavagiste. Si l'esclavage n'est pas un mal, rien ne l'est. Je ne me souviens pas d'avoir jamais pensé ni senti les choses autrement ». Au fur et à mesure que
Lincoln avance en âge, certainement sous la pression des responsabilités, des divisions, de la guerre de Sécession, la religion se fait plus présente dans son discours.
Abraham Lincoln n'est pas un militant radical de l'esclavage, il est plutôt consensuel ceci afin de préserver l'Union. Il veut éviter la perte des états esclavagistes dits « intermédiaires » qui peuvent à tout moment se ranger au côté des Sécessionnistes. Néanmoins, il a la volonté inflexible de mettre un terme à l'expansion de l'esclavage comme de préserver les enfants d'esclaves qu'il veut libre dès leur naissance. On se figure aisément l'immensité de la tâche et les difficultés auxquelles il se heurte face à tous les intérêts et préjugés rencontrés. La guerre de Sécession est évoquée dans ce qu'elle a d'essentiel dans la gouvernance d'
Abraham Lincoln mais sans jamais devenir le sujet principal de l'ouvrage.
Nous sommes en 1860 et les propos du Président, jugés d'un racisme intolérable aujourd'hui, reflètent une opinion largement répandue à cette époque : Les blancs et les noirs ne sont pas de race égale, ils sont fondamentalement différents. Mais son discours va évoluer jusqu'à la promulgation de l'amendement, sachant que l'émancipation annoncée infléchit la ligne jusqu'ici suivie en matière d'esclavage. Il s'entoure de précautions constitutionnelles afin de faire voter au Congrès plusieurs amendements :
« Les dogmes des années tranquilles du passé sont inadaptés au présent orageux que nous traversons. Nous ne pouvons nous soustraire à l'Histoire. En donnant la liberté aux esclaves, nous garantissons la liberté des hommes libres. La voie proposée est claire, pacifique, généreuse et juste. C'est un chemin, si nous le suivons qui sera à jamais applaudi par l'univers et à jamais béni par Dieu ».
Et ce fut un long chemin car la Constitution fédérale au sein de l'Union a continué d'admettre l'esclavage là où il existait et ne permit pas au Président d'affranchir d'office les esclaves résidant dans les Etats restés fidèles à l'Union.
Abraham Lincoln paiera de sa vie son combat le 14 avril 1865 ce qui n'empêchera pas le XIIIème amendement et en cela, nous, la communauté des femmes et des hommes libres, nous devons le remercier.
« le XIIIème amendement que
Lincoln avait signé en février et qui imposait l'affranchissement de l'ensemble des esclaves, fut de fait ratifié huit mois plus tard, le 6 décembre. A cet amendement de portée générale vinrent s'en ajouter deux autres : d'abord le XIVème, adopté le 16 juin 1866, grâce auquel la citoyenneté fut officiellement accordée aux anciens esclaves ; puis le XVème en date du 25 février 1869, précisant, face aux réticences et tricheries de certains sudistes qu'il était interdit de priver qui que ce fût du droit de vote pour raison de race, de couleur ou d'état de servitude antérieure ».
Nous sommes le 14 avril 1865, quelques jours après sa réélection. A la deuxième scène du troisième acte au Ford's Theatre, un coup de feu vient d'éclater dans la loge présidentielle à 22 h 15. Mary
Lincoln hurle « on a tiré sur le président » ! Au même moment, les deux tentatives d'assassinat sur la personne d'Andrew Johnson et de William Seward échoueront mais pas celle sur le Président.
Je finis sur cette phrase de
Tom Taylor, journaliste du Punch et ancien pourfendeur du Président américain :
« de voir dans ce valet de ferme l'égal des princes, dans ce fendeur de bûches, un authentique roi des hommes »
NDL : Je vous prie d'excuser la longueur de ce billet mais il m'a été difficile de le rédiger sans dénaturer la qualité de l'ouvrage. Bon courage pour ceux qui me liront :-))