Syracuse
En ce mois de mai déjà avancé, Paris avait gardé sa mine hivernale lorsque nous décollâmes vers la Sicile. Longtemps l'horizon aperçu du hublot de l'avion fut bouché mais notre coeur avait raison d'envisager le meilleur en cette île lointaine et familière. de Catane, nous roulâmes vers Syracuse dans une voiture aussi improbable que la banlieue abîmée et chaotique de cette « siculaire* » Venise (Sicules et Sicanes furent les peuples autochtones de la région avant l'arrivée des grecs).
La chaleur et la lumière nous avaient accueillis comme prévu et notre corps bouillait doucement dans les vêtements d'un autre climat. le paysage évidemment n'avait rien de mon ancestral bocage: ici tout était ras, sec, caillouteux ; seules, sur les côtés de l'autoroute, des guirlandes de fleurs nous souriaient. A la vue de quelques palmiers, d'arbustes typiques aux airs d'eucalyptus ou de papyrus, de domaines agricoles silencieusement recroquevillés, quelque chose en moi frémit : je respirais ici la mémoire d'une atmosphère nord-africaine semblable à l'Algérie de mon enfance. Mais cela est une autre histoire, bien enfouie.
Revenons à Syracuse…De la chambre que nous avions prise chez l'habitant et du balcon qui plongeait à pic sur les flots emmêlés et furieux, nous apercevions la fameuse presqu'île d'Ortigia, lieu des arrivages réguliers de conquérants aussi prédateurs que civilisateurs. Cinq mille ans d'histoire pointe là son nez et ne pas avoir feuilleté au préalable les pages d'Histoire fait passer le visiteur à côté de la subtile combinaison esthétique de son architecture comme de sa cuisine. Dans ce port naturel, le plus grand de la Méditerranée, phéniciens, carthaginois, grecs, byzantins, romains, musulmans, normands, allemands, espagnols laissèrent des traces sous formes de pierres et de mythes. Ce «melting-pot» maritime exportait les produits du grenier à blé sicilien et importait tout ce qui pouvait enrichir les arts, le savoir et l'art de vivre. L'extrême courtoisie de ce peuple résulte-elle de tant de douceurs et de douleurs accumulées ?
Tandis que nous déambulions le premier soir dans la rue même où nous logions et posions des regards étonnés et interrogateurs sur l'enfilade de maisons toutes de belle construction ou de noble allure mais tantôt décrépites et laissées à l'abandon, tantôt restaurées avec goût et maîtrise, j'aperçus une plaque sur le mur une villa que la couleur soleil de sa peinture et son patio orné de pierre et de plantes rendaient gracieuse. Je lus une inscription rendant hommage à un certain
Elio Vittorini ayant vécu ici avec sa famille de jusqu'en 1957. Qui était-il ? Je ne le savais pas. Je me promettais de chercher. Cependant, des panneaux sont apposés mais parfois les célébrités n'ont aucun intérêt et
Elio Vittorini pouvait aussi être une minuscule sommité locale. A vérifier donc.
Nous passâmes toute la journée du lendemain à contempler ruelles, places, églises, forteresses, lorsque, dans une rue réputée pour ses palais baroques récemment rafraîchis, je découvris sur une façade modeste une plaque indiquant la maison natale d'
Elio Vittorini.
J'aurais pu aller sur le site internet Wikipédia pour découvrir qui était cette personnalité syracusaine. Mais mon forfait de téléphone mobile aurait explosé. La solution, devenue archaïque mais fiable, était de chercher à me renseigner dans une vraie librairie puisque notre logeuse m'apprit qu'il s'agissait d'un écrivain. Je trouvais celle qui fait référence dans le guide du Routard. Je me réjouissais d'avance de cette découverte exotique : Syracuse, la librairie Biblios Café, Via del Consiglio Regionale II. Côté dépaysement, je fus servie. Après les grands magasins FNAC de Paris, celle-là niche dans une voie sinueuse son espace minuscule, sombre, presque troglodyte, avec un salon de thé plus grand que le coin librairie : de grands fauteuils en toile dont le moelleux était promesse de repos et de méditation, où je me serais bien enfoncée un moment sans compter pour « lizoter » tout mon saoul. A défaut, je humais avec gourmandise le plein de livres de bons auteurs, en italien et même en français, que je trouvais sur les étagères. La toute jeune vendeuse, joliment coiffée et maquillée, à l'air spirituel et rieur, ne parlait qu'italien mais je me fis comprendre et elle me tendit «
Conversation en Sicile» d'
Elio Vittorini : un grand classique, facile à lire, me dit-elle. Je partis le livre sous le bras, ravie.
« Pour
Italo Calvino, «
Conversation en Sicile » fait pendant au « Guernica » de Picasso : jaillie du plus sombre de l'histoire européenne, cette polyphonie dense chante fraternité et liberté — valeurs pour lesquelles
Elio Vittorini s'est battu jusqu'à la fin de la guerre au sein de la résistance antifasciste » (Réf : bibliothèque insulaire virtuelle - http://jacbayle.perso.neuf.fr/livres/Medit/
Vittorini_1.html)
« Né en 1908 à Syracuse, mort en 1966,
Elio Vittorini, bien qu'autodidacte, possède une belle carte de visite : il fut romancier, essayiste, traducteur de
D. H. Lawrence, Powys,
Faulkner,
Hemingway,
Saroyan, directeur de collection chez plusieurs éditeurs, premier rédacteur en chef de L'Unita, codirecteur de la revue littéraire Menabo avec
Calvino, et il est tenu pour l'un des fondateurs du néo-réalisme littéraire italien. Ce fils de cheminot, qui allait devenir, après 1945, un ardent militant communiste, publia d'abord quelques articles dans La Stampa, offrit au public son premier livre en 1931 (un recueil de nouvelles), mais ce fut en 1941 qu'il connut la célébrité avec
Conversation en Sicile.
Alors que Silvestro se trouve dans " la non-espérance ", rongé par des " fureurs abstraites ", manifestement abattu par la perte du genre humain, une lettre lui apprend que son père vient de quitter sa mère pour une autre femme, et que ce dernier l'encourage à lui rendre visite plutôt que de lui adresser sa carte postale annuelle. Et c'est précisément en partant poster cette carte à la gare qu'il tombe sur une annonce promotionnelle qui va le propulser vers sa mère, le jetant presque malgré lui dans un train qui l'emmène vers Syracuse et la Sicile de son enfance.
Pendant toute la durée de ce premier voyage (le récit en comporte quatre, qui valent autant de dérives), il reste obsédé par l'abstraction des foules massacrées (s'il est question de la guerre, ce n'est jamais qu'en filigrane). C'est dans ce train qui l'entraîne vers le détroit de Messine que cette
Conversation en Sicile commence, avec des ouvriers rentrant laborieusement au pays. Ponctués comme chez
Duras de " dit-il ", les premiers échanges restent sans grand intérêt même si, dans ces quelques paroles, le lecteur sent la douleur de vivre qui encombre les voix aussi bien que les mots. Cinquante pages plus loin, après être arrivé à Syracuse et avoir décidé de prolonger son périple, il débarque à l'improviste chez sa mère, après quinze ans d'absence. Ils échangent aussitôt des souvenirs, évoquent les repas du passé (les harengs grillés, les fèves aux cardons, les lentilles à l'oignon, les escargots bouillis, et les melons que la mère dissimulait dans le poulailler), avant d'évoquer la figure paternelle. La discussion s'anime enfin, dérape soudain pour aborder, avec une indiscrétion qui surprend, la vie extraconjugale de la mère. On voit alors un fils poser de drôles de questions à sa mère, et celle-ci répondre de déroutantes banalités.
S'étant persuadée qu'elle ne doit rien attendre de son mari, elle a pris sa vie en main : devenue infirmière, elle administre désormais des piqûres aux Siciliens souffrant de phtisie ou de malaria. Elle propose à Silvestro de l'accompagner dans sa tournée quotidienne. À chaque nouveau malade, c'est la même scène qui se répète, ce sont exactement les mêmes propos que le fils et la mère trouvent à partager (heureusement pour le lecteur, d'une maison à une autre, la mère trouve malgré tout à se contredire). Sans doute lassé par la misère des maisons de malades, il poursuit seul son errance dans le village. Il y rencontre un rémouleur, un drapier, en compagnie desquels il entame un nouveau vagabondage, qui se perd dans une soirée de grand vin et d'abondants bavardages. Lorsqu'il prend congé de sa mère, il aperçoit son père pleurant un de ses fils morts à la guerre.
Cette
conversation en Sicile, qui se trouve étirée sur trois jours et trois nuits, est faite de plusieurs échanges. Dans chacune de ces conversations, il est surtout question de la misère, de la pauvreté, de la difficulté à exister dans ce monde en guerre (même si les mots " guerre " et " fascisme " ne viennent jamais sous la plume de
Vittorini), voire plus simplement de la difficulté à être quelqu'un quelque part (qu'il s'agisse de la Sicile ou du reste du monde). Si l'on souffre, ce n'est pas tant à cause de malheurs personnels (la faim, la maladie, la rudesse de la vie) que de " la douleur du monde offensé ", la douleur universelle du genre humain.
L'écriture d'
Elio Vittorini n'a rien d'apprêté ; ses phrases se montrent souvent rudimentaires : " nous arrivâmes à une porte et nous frappâmes. La porte s'ouvrit ", comme si, en temps de guerre, l'écrivain devait s'interdire toute ornementation. Mais cette écriture aime quand même à traîner, ressasser, s'enrouler autour de motifs obsédants, comme ces souliers qui prennent l'eau dans les premières pages. C'est donc par un subtil mélange de légèreté et de pesanteur que
Vittorini parvient à condamner sans jamais dénoncer qui que ce soit, dans un réquisitoire où le coupable n'a pas de nom. Ce qui le rend d'une formidable actualité. Cette manière de récit parut par fragments entre 1937 et 1938 dans une revue florentine qui ne tirait qu'à quelques centaines d'exemplaires, mais comme il ne fallait pas d'autorisation pour publier les livres ayant préalablement paru en revue, ce tirage très modeste lui permit néanmoins d'échapper à la censure fasciste. En 1942, l'organe officiel du Vatican dénonça
Conversation en Sicile comme livre immoral et antirationnel, mais le volume en était déjà à sa troisième réédition. » Article paru dans la revue le Matricule des Anges, n° 056, Septembre 2004, par
Didier Garcia.
Une fois ce livre d'
Elio Vittorini refermé, je pensais à la Bretagne des paysans et des pêcheurs de mes parents et grands parents, à l'histoire de cette autre région aux confins de notre européanité, avec une misère ancienne similaire, le soleil en moins.
Ainsi un voyage s'aborde aussi par la littérature. Ecouter les voix des écrivains : pas de meilleurs guides que ces témoins essentiels qui retranscrivent leur expérience charnelle et spirituelle de ces pays que nous visitons. Leurs textes mémorables nourrissent nos promenades d'intuitions émouvantes et éclairent les racines de l'atmosphère qui règne dans les décors dont nous sommes les passants récréatifs et méditatifs.
©Patricia JARNIER – 15 juin 2013 – Syracuse 1