DÉCEMBRE 1954
Du XVIIIème siècle, je plonge dans les bas-fonds du Pigalle des années 50 ! Je n'ai accepté de tourner Le Crâneur que pour interpréter le rôle d'une chanteuse de cabaret - elle apparaît au cours d'une soirée où tous les truands se retrouvent, vêtue d'un fourreau bleu nuit ajusté si près du corps que Paul Frankeur hurlera sur le plateau : « T'as pris un bain dans un stylo, ou quoi ? » -, surtout parce que cette goualeuse y chante L'Auvergnat, de Georges Brassens, ce qui va me permettre de rencontrer l'auteur-compositeur, de répéter avec lui et de le mieux connaître.
Pour toute la jeunesse des années 50, le père du Gorille est une idole ! Je « gratte » ma guitare comme tous les garçons et les filles d'alors. Tous nous imitons son phrasé, ou plutôt nous tentons de l'imiter.
Lors de notre première rencontre, déguisée en vamp, avec mes talons aiguilles de quinze centimètres, mon fourreau moulant, ma chevelure effleurant mes hanches, des yeux de biche soulignés par ce qu'on appelle déjà un eye liner, je crois le laisser ébaubi et pantois. Nous nous regardons, lui de bas en haut, moi de haut en bas (je fais 1,85 m grâce à mes échasses), aussi émus et intimidés l'un que l'autre. Rien n'est dit pendant de longues minutes. Enfin il toussote, puis, baissant les yeux, il attrape sa guitare et se met à fredonner... mais pas L'Auvergnat. En guise de mise en bouche, il me livre quelques strophes nouvelles. J'en suis si touchée que je me sens sur le point de pleurer. M'asseyant enfin près de lui, j'entonne à mon tour quelques notes. Nous nous entendons alors pour travailler.
Ce ne fut pas facile! Georges tenait à ce que les mots soient placés avec grande précision sur ses notes: pas question de « casser » son phrasé ! Et je n'y arrivais pas trop.
Un soir, je me rends incognito à Bobino où il chante. La salle est comble, on m'installe une chaise dans le couloir. Il attaque L'Auvergnat, me remarque, et, la moustache en bataille, me fixant d'un œil malicieux, interprète toute la chanson « à plat », sans césure, sans accent, sans son fameux « phrasé ». L'a-t-il fait pour m'aider ? Pour me punir de mon incapacité à l'imiter ? Le coup de fouet, en tout cas, s'est révélé bénéfique... J'ai chanté comme il fallait devant l'équipe composée de Dora Doll, ma vieille copine des débuts américains, Raymond Pellegrin, acteur justement en vogue, Alain Nobis, qui deviendra plus tard mon partenaire au théâtre, Paul Frankeur, grande gueule et grand cœur que j'ai croisé plus d'une fois, Dimitri Kirsanoff, le réalisateur russe, Jacques Companeez, le scénariste, Roger Fellous, le chef opérateur, assisté de Claude Lecomte, tous témoins de cette expérience insolite : une femme interprétant Brassens !
Longtemps, à chacune de nos rencontres, et elles furent nombreuses, l'un ou l'autre devait me rappeler l'étonnante alchimie entre cette chanson d'homme et ma voix de jeune vamp moulée dans du bleu nuit.