Si les livres les plus intéressants sont ceux qui traduisent fidèlement l'existence d'une fraction de l'humanité à un moment donné de l'histoire, notre siècle (le XIXe) n'a rien produit de plus intéressant que l'oeuvre de Tolstoï. Il n'a rien produit de plus remarquable sous le rapport des qualités littéraires. Je n'hésite pas à dire toute ma pensée, à dire que cet écrivain, quand il veut bien n'être que romancier, est un maître des plus grands parmi ceux qui porteront témoignage pour le siècle.
Tourguénef était venu chez nous comme un missionnaire du génie russe ; il prouvait, par son exemple, la haute valeur artistique de ce génie ; le public d’Occident demeurait sceptique. Nos opinions sur la Russie étaient déterminées par une de ces formules faciles qu’on affectionne en France et sous lesquelles on écrase un pays comme un individu : « Nation pourrie avant d’être mûre », disions-nous, et cela répondait à tout. Les Russes ne pouvaient guère nous en vouloir : on verra que certains, et des plus considérables, ont porté contre eux-mêmes cette sentence. Gardons-nous des jugements sommaires. Sait-on bien que Mirabeau s’exprimait sur la monarchie prussienne en termes identiques? Il écrivait dans son Histoire secrète : « Pourriture avant maturité, j’ai grand’peur que ce ne soit la devise de la puissance prussienne. » — La suite a prouvé que cette peur était bien mal placée. De même J. J. Rousseau, parlant de la Russie dans le Contrat social, n’avait pas manqué l’occasion d’émettre un paradoxe : « L’empire de Russie voudra subjuguer l’Europe et sera subjugué luimême. Les Tartares, ses sujets ou ses voisins, deviendront ses maîtres et les nôtres ; cette révolution me paraît infaillible. » — Ségur, mieux informé par son expérience personnelle, disait avec plus de justesse : « Les Russes sont encore ce qu’on les fait ; plus libres un jour, ils seront eux-mêmes. »
On peut diviser la littérature russe en quatre âges bien distincts. Le premier ne finit qu’au règne de Pierre le Grand ; c’est le moyen âge de ce pays, époque d’essais barbares et de poésie populaire, durant laquelle le fonds des traditions nationales s’est accumulé. La seconde période embrasse le dernier siècle, depuis le Réformateur jusqu’à Alexandre Ier ; c’est la plus stérile, malgré son faux air de progrès sur la précédente ; elle est caractérisée par l’imitation servile de l’Occident. La troisième, remplie par le romantisme, nous offre dans un court espace de temps une brillante éclosion de poésie ; l’histoire générale des lettres tiendra compte de cette délicieuse floraison; mais ce sont encore des fleurs de serre, le produit d’une culture importée du dehors ; elles renseignent imparfaitement sur les propriétés natives de la terre russe.