une odeur de contrôleur du RER qui a fait tomber ses clés par terre et qui se relève, une odeur de paysage peint à l’huile par un peintre nain, une odeur de cahier d’exercices de chimie léché par un vieux chien-loup boiteux, une odeur d’oiseau de paradis dans un ascenseur, une odeur de vieille mémé championne de tir à l’arc, une odeur de grand escogriffe en conversation avec un petit escogriffe, une odeur de balle de ping-pong abandonnée dans du vinaigre, une odeur d’ibis des neiges devant une agence de voyages, une odeur de négociant en scaphandres, une odeur de violoncelliste qui a mal aux dents, une odeur de descente de lit jetée par la fenêtre, une odeur de surmulot stupéfait d’apprendre qu’il est un mammifère, ou encore une odeur de cousin de province sur le départ.
L’autre nuit, quelqu’un a frappé à la porte.
Il était tard, il faisait très noir et très froid. Pendant toute la soirée, j’avais écouté les silences et les bruits qui se propageaient au-dessus de la ville, dans les tours et les maisons délabrées, dans les rues vides. La pluie de météorites avait cessé, les incendies avaient fini par s’éteindre, et un calme obscur régnait. Dans le lointain, à la verticale des usines abandonnées, on apercevait mon ami Big Katz, le crabe laineux, en train de multiplier les efforts pour flotter sous les nuages. Sur le fond ténébreux de la voûte céleste, on le distinguait à peine. Une petite tache jaune dérivait, pas assez brillante pour éclairer le ciel, une sorte de brouillon de lune avec des pinces et quelques touffes de poils. Big Katz a encore de gros progrès à faire avant qu’on le confonde vraiment avec un astre. Il s’améliore, c’est vrai, et il applique de son mieux les conseils d’Alfons Tchop, son professeur de lune. Mais son niveau technique reste bas, il faut le reconnaître. J’étais assis près de la fenêtre, sous une grosse couverture de laine bien chaude, et je somnolais. J’ouvrais l’œil, de temps en temps, pour surveiller la trajectoire de Big Katz, qui très lentement s’éloignait en direction du Fouillis.
J’ai refermé la porte et je me suis rapproché de la fenêtre. La ville dormait, assommée de froidure et de noirceur. On voyait tout juste l’immeuble d’en face et, comme à présent ni les étoiles ni Big Katz n’éclairaient le ciel, on ne distinguait même pas la rive la plus proche de l’estuaire. Là-bas, au-delà de l’embouchure, Belle-Méduse flottait, gigantesque, écartant mollement les icebergs qui parsemaient sa route. Elle était immense et extrêmement lente, elle avait en mémoire une fantastique collection de fragrances et de puanteurs sous-marines, et elle avait préparé de nouvelles cases spéciales pour accueillir les descriptions des odeurs qui erraient sur le rivage. Et elle attendait que je plonge la tête dans une cuvette pour les lui décrire une à une, ces odeurs.
J’ai laissé s’écouler une demi-minute. Ça ne me plaisait pas du tout, cette histoire de Belle-Méduse. Et franchement, je pense que ça ne vous aurait pas plu, à vous non plus, si vous aviez été à ma place. Je résume : vous êtes chez vous, au cœur de la nuit ténébreuse, vous somnolez bien tranquillement et vous aimeriez continuer à somnoler jusqu’au matin, et voilà qu’une institutrice inconnue s’installe sur votre palier avec une cuvette d’eau remplie à ras bord. Elle s’enfonce la tête dedans pour vous parler, et elle vous apprend qu’une méduse géante vient de se brancher sur vous, dans l’intention de vous employer comme guide d’excursion ou comme espion.
Rencontre animée par Pierre Benetti
Depuis plus de trente ans, Antoine Volodine et ses hétéronymes (Lutz Bassmann, Manuela Draeger ou Eli Kronauer pour ne citer qu'eux), bâtissent le “post-exotisme”, un ensemble de récits littéraires de “rêves et de prisons”, étrangers “aux traditions du monde officiel”. Cet édifice dissident comptera, comme annoncé, quarante-neuf volumes, du nombre de jours d'errance entre la mort et la réincarnation selon les bouddhistes. Vivre dans le feu est le quarante-septième opus de cette entreprise sans précédent et c'est le dernier signé par Antoine Volodine. On y suit Sam, un soldat qui va être enveloppé dans les flammes quelques fractions de seconde plus tard, quelques fractions de seconde que dure ce livre, fait de souvenirs et de rêveries. Un roman dont la beauté est forcément, nécessairement, incandescente.
À lire – Antoine Volodine, Vivre dans le feu, Seuil, 2024.
Son : Axel Bigot
Lumière : Patrick Clitus
Direction technique : Guillaume Parra
Captation : Claire Jarlan
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