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EAN : 9782020931373
461 pages
Seuil (23/08/2007)
3.78/5   48 notes
Résumé :
On a bientôt cinquante ans. Pendant la guerre de tous contre tous, la femme qu’on aime a été assassinée par des enfants-soldats. Les années passent, la folie rôde. On fait des rêves bizarres. On a parfois l’impression d’avoir été envoyé sur Terre en mission, et d’avoir failli sur toute la ligne. La guerre est finie, mais on appartient au camp des vaincus. Avec une simple d’esprit on vit à présent à Poulailler Quatre, un immense ghetto où cohabitent mendiantes bolche... >Voir plus
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Parmi les écrits d'Antoine Volodine & Cie, les grands romans parus au Seuil sont à distinguer.
S'il était encore nécessaire de parler en terme de construction, ils en seraient les poutres : narrations au long cours, véritables trames romanesques, structures narrées de manière sérieuse.
De solides histoires, se déroulant dans des mondes qui le sont beaucoup moins, où narrateurs, personnages et spectateurs tentent de se raccrocher à des lambeaux de vie normale au milieu d'environnements en décomposition.

Ces Songes sont bien une manière élégante et vaguement désespérée de nous conter la difficile expérience d'une traversée du Bardo, équivalent tibétain de notre purgatoire, 49 chapitres dans cet univers noir.

La réussite de ce roman tient dans sa progression physique et géo-mentale ininterrompue, étageant ses différentes strates de réalités sans nécessité d'en consulter la carte, les quelques recours à la magie semblant plus vrais que nature.

Des oiseaux-mutants en sont les gardiens, ou peut-être simplement les prisonniers.
Le folklore post-historique y reste discret, nous situant dans une capitale orientale de l'Eurasie, si un tel lieu pouvait exister.

Rien n'y est facile, et pourtant, tout s'y passe naturellement.
La noirceur absolue qui y règne ne nous fait jamais perdre de vue la malice de son créateur ; on se prend même à sourire, à rêver et à rire, alors que toute couleur a disparu.

Un essentiel morceau d'histoire post-exotique, pas le premier ni le dernier, pour continuer son chemin…
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Antoine Volodine, dans une approche expérimentale de l'écriture, a créé le post-exotisme, un courant littéraire qui entrelace l'histoire et la réalité politique du vingtième siècle à un univers imaginaire, onirique.
Dès les premières lignes, j'ai senti que j'entrais dans un monde singulier et chaotique où le rêve et la réalité s'entremêlent ; où la frontière entre la conscience et l'inconscient devient floue ; où la ligne entre la raison et la folie est presque invisible ; où l'imaginaire et le réel se confondent ; où le passé, le présent et le futur se superposent, s'imbriquent et se fondent.
Le jour ressemble à un rêve éveillé, étrange et mystérieux. Les nuits emplies de cauchemars s'apparentent à une réalité non travestie.

« … impossible de dire dans quel endroit de la réalité nous nous étions fourrés, dans un cauchemar ou simplement dans le banal horrible couloir de la vie qu'il faut parcourir de bout en bout si on veut atteindre la mort. »

*
Antoine Volodine nous plonge dans un monde sombre, réel et irréel à la fois, peuplé de volatiles mutants, d'êtres hybrides, d'enfants-soldats, de chamane coréenne, de révolutionnaires et de vieille femme bolchevique.
Quelques êtres humains ont trouvé refuge dans une ville, Oulang-Oulane, saccagée par des années de guerre intense. Tout est à reconstruire, mais pour l'instant, les immeubles bombardés, grêlés d'éclats d'obus et de balles sont inhabitables et servent de refuge aux enfants-soldats.
De cette guerre, le lecteur en sait peu, à part qu'elle a été totale, dévastatrice, ne laissant que peu d'espoirs à une humanité en survie.

« Ceux qui ont survécu restent organisés socialement, mais ils ne croient plus ni à eux-mêmes ni à la société. Ils ont hérité de systèmes politiques dont ils ont perdu les clés, pour eux l'idéologie est une prière vide de sens. Les classes dirigeantes se sont gangstérisées, les pauvres obéissent. Les uns et les autres se comportent comme s'ils s'estimaient déjà morts et comme si, en plus de ça, ils s'en fichaient. »

Mevlido est policier chargé d'espionner les révolutionnaires dans un des ghettos de la ville du nom de Poulailler Quatre. Il vit, ou survit, avec sa nouvelle compagne, Maleeya. Il n'y a pas d'amour entre eux, ils ne peuvent pas s'aimer dans ce monde qui les a détruits, abîmés. Ce sont deux êtres égarés, perdus, sûrement fous : alors que le policier est hanté par la mort violente de sa femme Verena Becker, Maleeya confond Mevlido avec son époux Yasar, tué dans un attentat contre un autobus.

Dans un contexte aussi monstrueux, où la solitude, la duplicité et la lassitude du quotidien, la violence des souvenirs, l'agonie et la mort, la peur et la honte, les songes sont autant de prisons qui s'emboîtent, Mevlido est à la dérive, au bord d'un précipice que j'ai senti de plus en plus proche au fil de la lecture : il erre comme un fantôme, un somnambule et se débat entre une réalité trop difficile à vivre et des nuits érotiques, cauchemardesques.
Et dans ses songes nimbés de désirs sexuels et d'obsessions qu'éclaire une Lune pleine et aveuglante, une femelle corbeau s'invite.

« C'était une nuit comme toutes les nuits. Mevlido et Maleeya se cognaient à des semi-cadavres, ils avaient les mollets attaqués par des volatiles, ils progressaient en tâtonnant. Quand ils émergeaient à la lumière de la lune, ils plissaient les yeux, éblouis.
Ils transpiraient à chaudes gouttes.
Ils avalaient des débris de plumes.
Ils étouffaient. »

J'ai aimé vivre ces quelques jours dans cette réalité incertaine, un monde où se confond rêves, fantasmes, cauchemars, mensonges, folie et réalité. L'originalité de ce livre réside également dans sa capacité à mélanger les frontières temporelles. le temps semble disloqué : la journée, la nuit, les jours et les années s'amalgament.

L'écriture sensorielle d'Antoine Volodine entretient cette confusion : ce roman sent la pauvreté et la crasse, les excréments et le sang, les cadavres en décomposition, la chaleur tropicale humide et collante, les fientes d'oiseaux. A ces odeurs abjectes qui prennent à la gorge, se mêlent des relents de désespoir, de détresse, de claustration, d'aliénation.

« L'air du quartier aussitôt l'enveloppa et il ferma les yeux pour mieux combattre la nausée qui le saisissait souvent à cet instant, quand il quittait l'espace relativement clos du tramway pour pénétrer dans l'univers de Poulailler Quatre. La brise nocturne charriait des remugles de guano, des relents de basse-cour et d'excrétions animales et humaines de toutes sortes. C'était une odeur abjecte de ghetto, filamenteuse et humide, noire, malsaine, une odeur de désespoir pré-insurrectionnel et de fosse commune.
L'odeur de notre avenir et de notre passé.
L'odeur du monde réel depuis toujours.
Puis il rouvrit les yeux. »

*
Je n'ai pas vu de lumières dans ce roman obsédant, envoûtant, captivant. L'ambiance est brumeuse, poisseuse, grisâtre de poussière et surtout horrifiante. Aux images ternes et monochromes d'un paysage ravagé portant les stigmates de la guerre, se mêlent la puanteur, les rumeurs de la ville, les tambours chamanes et le chant sacré des morts.

Mais dans toute cette noirceur, j'ai trouvé que l'écriture d'Antoine Volodine illuminait ce huis-clos intérieur d'une atmosphère onirique, nocturne et fiévreuse.

*
L'auteur évoque un paysage post-apocalyptique face à l'échec des révolutions, un monde défait, brisé, décoloré, atone et sinistre, où des enfants torturent et tuent, où les hommes perdent contact avec la réalité et sont la proie d'hallucinations, où les araignées se multiplient et ont des visées expansionnistes, où les fourmis volantes s'agrippent aux cheveux, où les rats pullulent.

« Sur le mur, au-dessus du garde-manger, les araignées s'agitaient, provoquant dans leurs toiles ces vastes vibrations qu'elles préfèrent réserver aux heures les plus profondes de la nuit et qui, selon quelques spécialistes contestés, correspondent à une sorte de langage. »

Le décor de guerre, sombre, sinistre, apocalyptique, maculé d'une grenaille noire comme de la suie pourrait rappeler un pays d'Asie, où beaucoup d'enfants sont recrutés par l'armée, où l'ambiance est poissante, humide, envahi par des bestioles répugnantes et agressives.

*
Cet univers superbement décrit, tourmenté et angoissant, m'a fait penser à celui de Jérôme Bosch, un enfer qui dévore les hommes corps et âme, un enfer peuplé de monstres, de démons et de visions infernales. Mevlido y voyage parmi les damnés dans un chaos sinistre et inquiétant, tel Orphée descendant aux Enfers pour ramener sa belle Eurydice.

J'ai perçu la construction narrative comme une succession de strates qui se superposent et se chevauchent : les chapitres sont des marches que Mevlido empruntent, descendant de plus en plus dans un monde intérieur où les frontières entre la réalité, la folie, les songes, la mort, la renaissance s'effacent.
Mais si cet univers paraît imaginaire, il est évident que l'auteur décrit notre monde toujours plus violent.

*
Les figures féminines dominent dans ce récit, séduisantes, attirantes, fantasmées, combattantes ou folles. Souvent, elles se superposent ou se confondent dans le passage incessant entre les rêves, les cauchemars, les hallucinations nocturnes et la réalité. Ainsi Verena Becker, sa femme, a son double dans une autre réalité, Linda Siew. Certaines, sensuelles, ensorcelantes, se couvrent de plumes. D'autres, belles dans leurs habits de guerrière, continuent la lutte et assassinent.

*
Le style d'écriture d'Antoine Volodine m'a beaucoup plu, poétique, teinté de réalisme magique. J'ai aimé sa force narrative mais aussi sa complexité, son rythme et sa musicalité, ses longues phrases descriptives.

Le titre fait écho à la thématique centrale du roman autour des rêves et de la quête de sens, de l'errance et des utopies bafouées, des cauchemars et d'une humanité en perdition, des délires et de la mémoire, de la réalité et de la survie.

« L'avenue avait été déblayée après la guerre mais les maisons qui la bordaient restaient trop dégradées pour y accueillir des locataires. On longeait des kilomètres d'immeubles inhabitables, avec leurs ouvertures noires et leurs façades pourries qui exhalaient des puanteurs de moisissures. Selon certaines rumeurs, quelques enfants-soldats y avaient trouvé refuge, d'anciens acteurs du dernier, du énième génocide. Ils erraient de ruine en ruine sans se montrer jamais, incapables de vieillir normalement dans l'âge adulte, cachant derrière les murs leur absence obstinée de remords, le souvenir froid des atrocités qu'ils avaient commises, et, un jour, une de leurs anciennes victimes les débusquait et se vengeait. »

*
Pour conclure, j'ai été attirée, happée par ce récit troublant dans lequel se côtoient dans un va-et-vient incessant, rêves et réalité, folie et fantasmes, vivants et morts. C'est un chaos où passé, présent et futur s'amalgament et qui propulse le lecteur dans une vertigineuse mise en abyme.
« Songes de Mevlido » est un très beau roman, sombre et obsédant que je vous conseille.
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M'y revoilà donc, dans l'univers post-exotique de Volodine & co, pour une nouvelle expédition, dans les Songes de Mevlido, dans un réel de la puanteur, dans un monde où, comme vous le savez, la barbarie l'a emporté, mais où résonnent encore bien des slogans:
« Égare-toi, reprend à zéro tes vieux rêves! »
On s'y égare donc, dans les Songes et mensonges de Mevlido, portés par la puissance des obsessions post-exotiques, la force des images, l'atmosphère si particulière, dense et fascinante. Il y a la lune qui bloque la voie, se vautrant sur les rails, et l'impuissance face à ses démonstrations d'arrogance. Il y a un chant coréen, une mélopée d'après la défaite, qui cherche à rendre leur fierté aux vaincus. Mais qui bien sûr n'empêche pas le néant de se rapprocher à grande vitesse.
Ce n'est pas un monde rigolo que nous dresse Volodine, on y naufrage, on y sombre fou. Mevlido a beau s'exhorter à inspirer profondément l'idiotie et l'aveuglement, il n'arrive pas à apprécier la somnolence qu'ont apportée les vainqueurs.
Il n'arrive pas non plus, mais alors pas du tout, à remplir sa mission. L'échec prend une ampleur encore plus impressionnante ici que dans d'autres récits post-exotiques. Une dimension quasi-mythique, je dirais, avec ces Organes qui nous surplombent. Les hominidés sont devenus pour eux une source d'inquiétude :
«ils sont descendus à un niveau de barbarie et d'idiotie qui étonne même les spécialistes. C'est devenu une espèce inexplicable. Ils sortent de plusieurs guerres d'extermination, mais déjà un nouveau conflit est en vue… Des continents entiers sont à présent inhabitables… Les classes dirigeantes se sont gangstérisées, les pauvres obéissent. Les uns et les autres se comportent comme s'ils étaient déjà morts et comme si, en plus de ça, ils s'en fichaient.»
Manifestement, l'Humanité est entrée en phase d'extinction. Les Organes décident alors de réactiver leur ancien programme de compassion, et ils envoient Mevlido en immersion dans la barbarie humaine «afin de discerner quelques pistes pour le futur». Bon, je vais me contredire, mais en fait, si, il y a quand même dans ces ersatz de dieux, dans cette Bureaucratie olympienne décidant du destin de l'Humanité, où certains vont soutenir notre héros quand les autres auront décidé de l'abandonner, un truc que j'ai trouvé assez rigolo. Bien vu aussi, la mise en scène de l'écrivain «influencé par le post-exotisme», Mingrelian, «consterné par l'inexorable ratage de tout».

Malheureusement, dans la dernière partie, trop répétitive à mon goût, la fascination que provoque souvent chez moi le post-exotisme s'est ratatinée - mais c'est peut-être que l'atmosphère se faisant un peu lourde aussi du côté du monde réel, j'avais besoin de plus de légèreté dans celui des Songes?
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« Un nouveau tramway glissa sur sa gauche en annonçant son passage à coups de cloche rituelle. Tu n'en peux plus dans cette chaleur poisseuse, Mevlido, pensa-t-il. Mais reprends-toi. Ne laisse pas les horreurs du passé déborder sur ton présent. Évite de songer au passé, ne considère le présent que sous son jour le plus favorable. Apaise-toi. Regarde le réel tel qu'il est au centre-ville, agrippe-toi à lui. Regarde Memorial Avenue. Tu es au centre de la civilisation, au centre de ce qui n'a pas été détruit, c'est vrai que cela ne représente plus grand-chose à l'échelle de la planète, puisque presque rien n'y a été épargné, mais tout de même, c'est le centre. La ville a tenu bon en dépit des massacres, elle regroupe ceux qui ont tenu bon, ceux qui restent, elle s'appelle maintenant Oulang-Oulane. ».

Dans cette ville tentaculaire, Mevlido, un policier au service d'un état corrompu, habite Poulailler Quatre, un quartier pauvre. Pas par choix mais pour surveiller ses autres habitants, mi-humains, mi-oiseaux pour beaucoup d'entre eux. Il joue un double-jeu car il a aussi des contacts avec des groupes terroristes.

L'atmosphère de ce quartier est littéralement étouffante, entre plumes et poux en suspension dans l'air ambiant. Et la canicule perpétuelle aggrave encore la situation.
Son amour, Verena Becker, a été assassinée par des enfants-soldats et il est resté inconsolable. Un peu comme Orphée, il sera tenté d'aller la récupérer dans des enfers toujours plus labyrinthiques, entre présent et passé, vie et mort.

Je ne sais qu'ajouter au sujet de ce roman, qui brasse beaucoup des thèmes favoris de l'auteur. Mais la donne issue de ce brassage est à chaque fois différente. Et pour ma part je ne peux qu'avancer dans ces mondes étranges et sombres. J'ai lu environ une dizaine de textes de cet auteur et à chaque fois je suis captif. Je n'en abuse pas, car je sais que cela me fera forte impression et que la lecture ne sera pas toujours une partie de plaisir. Une sorte d'humour est parfois présent, mais le ton général reste cauchemardesque.
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Antoine Volodine, dans ce roman comme dans d'autres, utilise une imagerie venue de la science-fiction post apocalyptique, et des thèmes, comme celui de la réincarnation, qu'on peut trouver aussi en science-fiction (Kim Stanley Robinson, "Chroniques des années noires", par exemple). Ceci a pu induire certains lecteurs en erreur et les attirer vers ce livre dépourvu de toutes les facilités linéaires narratives et commerciales de la SF courante auxquelles ils sont habitués. Il est aussi ardu de lire Volodine que, mettons, Frank Herbert : encore, le sens de l'épopée rend les romans du second intéressants et accessibles. Ici, rien de tel : un univers désespérant, en train de se désagréger, la mort de l'espèce humaine dans les guerres, la misère, les génocides, et la fin de tout par pourrissement. Trois couleurs dans les paysages des "Songes de Mevlido" : le noir, le blanc agressif d'une énorme lune, et le gris. Des ambiances moites, la pluie, les ruines, la crasse, des assassins survivants ou leurs victimes rescapées, des mutants répugnants, des décombres partout (on songe au "Voyage d'Anna Blume" de Paul Auster). Les frontières entre la vie et la mort, entre l'humain et l'animal, entre le rêve et la veille, sont constamment piétinées ou brouillées. L'ordre chronologique du récit linéaire est bouleversé, sans que l'auteur prenne la peine d'encombrer son texte de repères pour le lecteur paresseux. En somme, une lecture pénible, ennuyeuse par moments, car tout semble se répéter et tout conspire à nous faire perdre nos marques.

"Frères sorcières" présentait la même imagerie, mais la drôlerie et l'humour noir rachetaient et allégeaient l'ensemble : ici, rien de tel ou presque. "Songes de Mevlido" est un roman douloureux, presque de bout en bout. La quête orphique de Mevlido, dans cette ambiance d'échec perpétuel, semble vouée, elle aussi, à l'échec. Reverra-t-il la femme perdue ? Le reverra-t-elle ? Se retrouveront-ils ? Cette histoire d'Orphée réécrite et développée sur 450 pages nous plonge dans la douleur de l'homme et dans son désarroi, sans nous lâcher une minute. Un Orphée diminué, traumatisé, oublieux de lui-même et de sa mission, doutant de sa raison, n'ayant que quelques rêves et souvenirs confus pour donner un sens à son existence. Mais comme dans l'histoire d'Orphée, de la douleur et de la perte émane une poésie étonnante, présente dans le style fort travaillé, dans les paysages d'angoisse (on revoit "Les Villes Tentaculaires" de Verhaeren), dans les errances infernales de Mevlido arpentant les rues vides comme Baudelaire les faubourgs misérables. Aussi, comme lecteur, j'accepte de me laisser surprendre, et même ennuyer par ce gros livre sans séduction, que je juge excellent bien qu'il ne m'ait pas plu. Le roman, d'ailleurs, contient sa propre critique et dit lui-même le mot de la fin : "On peut expliquer le désintérêt des lecteurs par l'abus des adjectifs et des néologismes dont Mingrelian (hétéronyme de l'auteur) truffe ses textes, ainsi que par les surcharges syntaxiques, par les collages baroques ou lyriques qui les rendent illisibles... Ils ont été perçus comme relevant d'une esthétique surannée et trop difficile à comprendre..." Et plus loin, le narrateur ajoute : "Nous aimons les livres de Mingrelian." (p. 408)
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Citations et extraits (11) Voir plus Ajouter une citation
Mevlido leva la brique une deuxième fois, et Berberoïan, qui détestait qu’un inférieur lui cogne sur la tête, se hâta de reprendre son autocritique.
– Oui, admit-il. Des peccadilles. Jusqu’ici je n’ai reconnu que cela, des peccadilles. Mais maintenant… Maintenant, je vais…
Il se racla la gorge et redressa un peu l’échine.
– Maintenant, je vais être sincère.
Un rideau de sang lui coulait sur les yeux, et, derrière cette buée rouge, il voyait les représentants des masses qui assistaient à son humiliation et s’ennuyaient. Ce qu’il avouait n’avait rien d’original ; quant à la violence de la scène, elle n’avait pas de quoi émouvoir des policiers habitués à participer à des tabassages. Mevlido, du reste, n’abusait pas de la situation. Il tapait avec mesure, continuant à traiter Berberoïan comme un supérieur hiérarchique, et, s’il lui avait écorché le crâne, c’était après avoir amorti le coup. Le préposé à l’idéologie, Balkachine, n’était plus là pour vérifier la férocité des impacts, et, au fond, l’interrogatoire se déroulait sans grande casse. En raison du grade de l’accusé, qui était tout de même commissaire, Balkachine s’était déplacé, mais pour s’éclipser au bout d’un quart d’heure, après un discours sur la morale prolétarienne qui avait endormi tout le monde. C’était une séance d’autocritique bâclée, une de plus : un moment théâtral qui avait eu sa raison d’être autrefois, deux ou trois cents ans plus tôt, au temps où les guerres contre les riches n’étaient pas toutes perdues, mais qui aujourd’hui, à la fin de l’histoire – pour ne pas dire à la fin de tout – , avait dégénéré en pure sottise rituelle.

(Incipit)
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On avait dépassé minuit. Il faisait très chaud. Comme toutes les nuits en été depuis une quinzaine de décennies, l’impression d’étouffement ne s’était pas atténuée avec le soir. Il allait falloir patienter jusqu’à l’aube pour retrouver de quoi respirer, un peu d’éphémère fraîcheur.
Dans le tramway, les passagers avaient fermé les yeux et ils ballottaient sur leurs sièges. Outre le conducteur et Mevlido, ils étaient six, tous des hommes ou, du moins, des individus mâles ou principalement non femelles. Sous l’influence des miasmes qui soufflaient depuis les maisons insalubres, chacun somnolait ou agonisait le plus loin possible de ses voisins. Je me rappelle très bien la scène : je faisais partie de ce groupe et, tout en appliquant moi aussi la procédure recommandée pour vivre ou pour dormir, j’observais les choses entre mes cils. Nous étions tous habillés dans le même style, chemisette blanche au col graisseux ou T-shirt maculé de cambouis, pantalon de toile militaire, tongs ou vieilles chaussures fatiguées. On ne peut rien espérer d’autre, à cette heure, de ceux qui empruntent la ligne circulaire et rentrent chez eux, dans les mondes de second ordre, les havres pour réfugiés et les ghettos.
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- On va vous organiser une incarnation dans un type bien, poursuivit Deeplane.
Mevlido bougea encore sa rude tête de bonze pugiliste. Il continuait de feuilleter les nombreuses sections et sous-sections du dossier groseille. "Ne pas prendre contact avec les araignées, lut-il. Ne pas parler aux rats. Ni aux rats, ni aux araignées. Ne pas participer à des cérémonies où l'on évoque l'âme des morts. Refuser tout entretien avec un psychiatre. (Il tournait les pages). Accepter son destin quel qu'il puisse être. Accepter sa différence quelle qu'elle puisse être. Dissimuler sa différence. (Il y avait des centaines d'instructions. La plupart paraissaient sensées.) Toujours trahir les vainqueurs", lut-il encore. Ses doigts froissaient des intercalaires jaune paille ou jaune canari, ou bleus, ou gris cartonneux.

p. 196
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elle préférait concentrer dans ses cordes vocales toute la magie du moment - dans ses cordes vocales et sa respiration.... La scène sur laquelle elle se produisait était presque circulaire, on aurait pu la comparer à la bouche refermée d'un cratère. En son centre, la mudang se lamentait et créait sans cesse de la beauté, quelque chose d'éphémère et fondamental que seuls les morts ou leurs semblables pouvaient entendre
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Car même les moins découragés d'entre nous, même les plus battants, déjà à cette époque ne prétendaient pas pourvoir infléchir le cours des choses. La pleine lune éclairait le dernier état de la barbarie humaine avant la fin, avant notre fin, et, quoi que nous eussions pu entreprendre, elle continuerait à baigner, de sa lumière ensorcelante, le final naufrage. Elle continuerait à éclairer les ghettos, les camps, les ruines, le capitalisme absolu, la mort, notre mort, la mort des nôtres. Même les plus décidés d'entre nous désormais flairaient dans toute action la vanité d'agir. Nous savions que l'épuisante modification du climat se poursuivait, que l'été bientôt s'élargirait encore, atteindrait douze mois par an et même plus, et que notre vie serait à jamais peuplée d'araignées et de décès et de moments d'inconscience ou de semi-conscience. Nous pressentions qu'il y avait bien peu de chances d'un connaître l'aube ou le réveil. Les attentats contre la lune ne nous apaisaient pas, ils ne contrariaient pas notre tendance à sombre fous. Mais à nous, qui n'avions plus de ressort, plus de rigueur idéologique, plus d'intelligence et plus d'espoir, ils donnaient l'impression qu'à l'envers du décor, peut-être, l'existence avait gardé une ébauche de sens.
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Vidéo de Antoine Volodine
Rencontre animée par Pierre Benetti
Depuis plus de trente ans, Antoine Volodine et ses hétéronymes (Lutz Bassmann, Manuela Draeger ou Eli Kronauer pour ne citer qu'eux), bâtissent le “post-exotisme”, un ensemble de récits littéraires de “rêves et de prisons”, étrangers “aux traditions du monde officiel”. Cet édifice dissident comptera, comme annoncé, quarante-neuf volumes, du nombre de jours d'errance entre la mort et la réincarnation selon les bouddhistes. Vivre dans le feu est le quarante-septième opus de cette entreprise sans précédent et c'est le dernier signé par Antoine Volodine. On y suit Sam, un soldat qui va être enveloppé dans les flammes quelques fractions de seconde plus tard, quelques fractions de seconde que dure ce livre, fait de souvenirs et de rêveries. Un roman dont la beauté est forcément, nécessairement, incandescente.
À lire – Antoine Volodine, Vivre dans le feu, Seuil, 2024.
Son : Axel Bigot Lumière : Patrick Clitus Direction technique : Guillaume Parra Captation : Claire Jarlan
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