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Critique de Bruidelo


Me revoilà dans l'univers post-exotique où le projet utopique et fraternel d'un monde meilleur a basculé dans le cauchemar. Me revoilà dans une lumière pisseuse, derrière des murs sans fenêtre d'une consternante grisaille de blockhaus. C'est là que Maria Samarkande est enfermée, là qu'elle subit un sinistre interrogatoire.
Ce qui, d'une certaine façon, rend les choses moins plombantes, c'est que Maria est déjà morte, elle le dit clairement: « Je m'appelle Maria Samarkande et je suis morte. » C'est une caractéristique de l'univers post-exotique que j'aime assez, les frontières entre la vie et la mort y sont beaucoup moins nettes que dans notre monde.

Maria raconte d'ailleurs sa mort dans un livre intitulé, comme celui de Volodine, «Vue sur l'ossuaire», qui fait suite au récit de son interrogatoire. Sa mort et celle de Jean Vlassenko, l'homme avec qui elle a «passionnément vécu et passionnément fabriqué de petits mondes littéraires intimes, qui ont reflété notre désarroi, nos peurs, notre constante espérance». le livre d'Antoine Volodine est construit en miroir - comme pour exprimer leur complicité inextricable mais peut-être aussi la séparation, chacun d'un côté du miroir, voire l'angoisse d'une impensable trahison, «coeur goudronneux de notre mauvais rêve»-, il présente dans sa seconde partie le récit de l'interrogatoire de Jean Vlassenko, suivi d'un troisième «Vue sur l'ossuaire», qui lui est attribué.
Les 7x2 «narrats» de Maria et Jean se font écho, demandent à être rapprochés, mettant en scène les mêmes personnages, les mêmes lieux, se complétant, se prolongeant, protestant contre une séparation arbitraire qui les mutile.
On y rencontre des personnages soupçonnés d'être des dissidents, leur réel est terrible, et leurs rêves qui parfois y plaquent des images se confondant avec celles du jour ne valent pas toujours mieux.
On y apprend que « La nuit nous habite: on a des pulsions de prédateurs. On met longtemps avant de respecter ce qui tressaute; on obéit à des ordres laids, venus du fond des âges… La nuit et la stupidité nous habitent. »
Mais on croit aussi y voir, dans le « gâchis sans remède » de 1914, un dirigeable, «une merveilleuse invention argentée, grise, tout à fait indépendante du massacre en cours: une porte enfin ouverte sur les rêves les plus purs, une promesse de beauté pour les décennies à venir.», on se met donc à rêver: « Ce n'est plus la peine de mourir… le siècle a eu un hoquet de sang, mais à partir d'aujourd'hui il sera lumineux jusqu'à sa fin… Plus personne ne sera victime des riches… L'intelligence commandera… » Et même s'il est évident que le règne de l'intelligence n'est pas advenu, ils continuent à aimer le rêve du dirigeable, à parler de grandes insurrections qui malheureusement « déferleraient trop tard, si jamais elles déferlaient, pour sauver les yacks sauvages, les lémuriens et les fourmiliers», et à construire des passerelles poétiques entre la réalité de leurs rêves et la réalité du monde des illusions.

Évidemment, les « narrats » et « récitats lunaires », c'est trouble, c'est bizarre, ce n'est pas clair, et ça énerve les Comités de vigilance qui espéraient bien par leurs interrogatoires amener Vlassenko à décrypter « ces messages soi-disant post-exotiques ».
Mais les « champs oniriques » que Jean laisse en friche au fond de sa mémoire demeurent inaccessibles à ses tourmenteurs, et ils ne peuvent saisir que l'écriture commune des narrats est un acte de tendresse et de volupté, de survie, quelque chose qui ne peut que leur échapper. Et c'est la force de cet amour, indestructible malgré la mort et la barbarie, de ce partage dans la créativité littéraire, qui introduit dans l'obscurité post-exotique une lueur certes vacillante, certes fragile, certes incertaine, mais pleine de grâce.

C'est difficile à noter, une oeuvre post-exotique, bien sûr chacune a son indépendance, mais le plaisir de lecture tient aussi à la sensation de s'enfoncer un peu plus dans cet univers fascinant, cet édifice qui se construit livre après livre, et où chacun d'eux puise une profondeur dans cet au-delà du texte où se tient toute une communauté fraternelle d'écrivains incarcérés, avec leur idéologie, leur imaginaire, leur histoire collective… Alors même si Vue sur l'ossuaire a pu être qualifié de livre mineur dans l'oeuvre de Volodine, j'ai beaucoup apprécié cette lecture.


Groupe post-exotisme
Lien : https://www.babelio.com/grou..
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