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EAN : 9782080701114
720 pages
Flammarion (01/01/1975)
4.12/5   239 notes
Résumé :
Zadig ou la Destinée - Le Monde comme il va Memmon ou la Sagesse humaine - Lettre d'un Turc sur les fakirs et sur son ami Bababec - Micromégas - Songe de Platon - Les Deux Consolés - Histoire des voyages de Scarmentado - Candide ou l'Optimisme - Histoire d'un bon bramin - Le Blanc et le Noir - Jeannot et Colin - Pot-pourri - Petite Digression - Aventure indienne - L'Ingénu - L'Homme aux quarante écus - La Princesse de Babylone - Les Lettres d'Amabed - Le Taureau bla... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (10) Voir plus Ajouter une critique
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Rien ( ou presque ) n'est à jeter dans les "Romans et contes" De Voltaire, tout ( ou presque… ) est à prendre dans l'oeuvre de ce grand écrivain et penseur français ; et même si on est pas obligé de partager toujours toutes ses pensées, tous ses points de vue, leur subtilité et leur profondeur est peu contestable. La pensée De Voltaire est toujours passionnante et quant à son talent d'écrivain, quant à son style, il est verdoyant, plein de belles et originales tournures ; Voltaire a l'art de raconter et l'air de rien, sans aucun ton moraliste, de nous livrer des brins de pensée.
L'un des grands plaisirs de la lecture de ces "Romans et contes", De Voltaire est également la découverte d'un Orient mythique, réinventé par la plume De Voltaire.
l y a parfois du comique dans ces "Romans et contes", du comique et de la critique sociale ; mais généralement non.
On ne peut qu'être étonné par un grand paradoxe : la grande unité et la grande diversité qui se dégage des "Romans et contes".
Ainsi, l'on trouve dans les "Romans et contes", des oeuvres purement satiriques, tels que L Histoire des Voyages de Scarmentado ou Micromégas ; ou des contes philosophiques à la portée plus étendue, tels que "Candide", "Zadig" ou "Le taureau blanc". Nombre de ces "Romans et contes" se passent en Orient et tirent de cela ( comme je l'ai dit précédemment ) une grande partie de leur charme ; mais il existe des exceptions à ces règles.
Quoiqu'il en soit, un bonheur.
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Le crocheteur borgne
La notice de la Pléiade le désigne comme "petit chef d'oeuvre", un peu oublié par son auteur, car M. de Voltaire attachait peu de prix à ces amusements de société, contes faits sur le champ, comme un pensum, pénalité et absolution pour toute faute commise dans la société.
L'idée est inspirée d'un conte oriental, ou des Mille et Une Nuits, dans leur fleur à cette époque-là, où il arrive souvent qu'un rêve soit pris pour la réalité ou bien la réalité prise pour un rêve par ceux qui la vivaient. Mais, les deux, songe et réalité, diffèrent-ils vraiment ?
Atmosphère légère de conte de fées, mais ton ironique et piquant dont la pointe, on le sent, peut être redoutable épée, et une philosophie s'attachant au regard que nous pouvons prêter à la vie. le sourire de François-Marie Arouet est celui de sa jeunesse, il se forme et grandit l'intelligence et l'esprit vif aidant, dans une société qui s'y prêtait et lui offrait des sources pour plus de mille et un contes qu'il pouvait inventer dans une très courte mesure de temps.
Mesrour, crocheteur borgne, tomba follement amoureux de la princesse Mélinade, dont le char s'était renversé, donnant ainsi une chance au crocheteur de sauver la vie de la belle. Il était plutôt sale et avec ses crins noirs hérissés et crépus il n'était pas beau à voir et encore moins à désirer. Mais, on peut toujours rêver et le plus beau rêve de sa vie était d'avoir l'amour de la princesse. Délices, joie et jouissance quand la belle lui fit connaître le sublime bonheur de son corps tant désiré. Et quand elle ouvrit les yeux, le plus beau prince de tous les temps était à côté d'elle et une vie toute de plaisirs devant eux. Quand fut le tour de Mesrour de se réveiller il retrouva ses mains sales, son oeil borgne et le goût de l'eau-de-vie qu'il avait avalé en trop grande quantité. "Mais Mesrour n'avait point l'oeil qui voit le mauvais côté des choses."
Rêver, les yeux fermés ou ouverts, pour oublier une réalité de misère ou bien pour se donner encore plus de plaisir, regarder avec un oeil le mal et avec l'autre le bien ou bien fermer un oeil pour ne voir que ce qu'on a envie de voir, c'est entièrement à chacun de vous de voir.
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J'ai eu la chance de ne pas avoir étudié Voltaire au lycée, c'est donc sans traumatismes, sueurs froides, blocages et dégoût éternel pour l'illustre Voltaire, que je me suis installée pour un moment de lecture coquine.
:)
Je ne savais pas que Monsieur Voltaire avait une plume aussi déliée et moqueuse.
Je me suis surprise à me régaler de petits textes en rimes, racontant des histoires légères, tirées elles-mêmes d'anciens contes et légendes revus et corrigés par notre grand encyclopédiste.
Corrigés pour cacher (Voltaire restant Voltaire) sous des phrases coquines ou ironiques des idées de révolution qui brûleraient avec plaisir les églises,avec les prêtres à l'intérieur et balanceraient la morale religieuse et étriquée par dessus les jupons !
Tout ça est écrit avec une plume que j'ai trouvée très moderne.
Et pour répondre à la question "Qu'est-ce qui plaît aux dames ?"
Messieurs...
La réponse est sous cette jolie couverture...de livre .
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Cette somme regroupant les contes les plus célèbres de Voltaire (Zadig, Micromégas, Candide, La Princesse de Babylone) offre une bonne entrée à celui qui souhaite découvrir l'oeuvre du grand philosophe. D'ailleurs, à tort ou à raison, Voltaire est essentiellement connu aujourd'hui pour ces fameux contes philosophiques, où sa langue acérée et son sens de l'ironie s'y déploient à merveille. Pourtant, de son vivant, ces petits contes furent écrits (j'espère que je ne dis pas trop de bêtises, les spécialistes de Voltaire rectifieront) pour satisfaire les besoins d'une aristocratie désirant se cultiver tout en se divertissant. Ils n'étaient donc pas considérés comme des écrits majeurs par leur auteur. Néanmoins, son esprit éclairé et son inextinguible volonté de combattre toutes formes de fanatisme donnent à ces récits merveilleux et aventureux une profondeur critique réjouissante et stimulante. L'ouverture de l'Europe sur le monde (premiers pas de ce que l'on nommera la mondialisation), l'accumulation des connaissances et des découvertes offrent à Voltaire l'occasion de mettre à distance et en question les réalités sociales, juridiques, religieuses ou économiques de son époque et de son pays. Ces contes présentent des tableaux souvent sombres et pitoyables d'hommes mus par un seul et impétueux ressort : le désir sexuel. Comme le conçoit Jean-Luc Godard à travers son cinéma, Voltaire met en lumière la prostitution généralisée qui régit nos sociétés, les femmes offrent leur corps soit pour subsister, soit pour améliorer cette subsistance. La grande majorité des individus acceptent de vendre, si ce n'est leur corps sexué, leur liberté, leur temps, leur santé, leurs rêves, pour quelque argent.
Cependant, Voltaire ne tombe pas dans un profond pessimisme, il reste persuadé que la raison saura un jour triompher des fanatiques, dogmatiques et autres infâmes religieux. Deux siècles et demie plus tard, des progrès notables ont été réalisés, mais il reste beaucoup à faire, les sectaires ont encore de beaux restes.
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Les éditions Actes-Sud ont regroupé une dizaine de contes voltairiens axés sur le thème du désir et de la passion amoureuse. Il s'agit d'exercices de style, en prose ou en vers, accomplis par Voltaire pour le divertissement des nobles aristocrates en mal de passe-temps. S'appuyant sur ses grands prédécesseurs, L'Arioste ou La Fontaine, Voltaire se plaît à peindre le moteur essentiel de l'humanité : la pulsion sexuelle. Mais, comme toujours, l'objet premier de l'auteur réside dans l'attaque qu'il adresse à l'hypocrisie religieuse. Ces récits exotiques montrent une société frustrée, étouffée par l'emprise d'une Eglise à la morale caduque, qui ne sentait pas, malgré les nombreux coups de semonce des philosophes, arriver son crépuscule tant espéré par une masse de moins en moins dupe de ses stupides balivernes.
P.S. : une remarque sur la montée en puissance des gazettes et des publications au XVIIIe siècle évoque curieusement les bouleversements actuels survenus dans la transmission de l'information, notamment celle de la littérature, avec l'avènement de l'Internet et des blogs : "L'inondation des journalistes et des folliculaires est venue, laquelle a noyé le bon avec le mauvais, et a détruit toute érudition, en présentant des extraits à l'ignorance. Les lecteurs ont décidé comme les magistrats, qui jugent sur le rapport de leur secrétaire."
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critiques presse (1)
LaLibreBelgique
26 novembre 2013
Puisque ce n’est pas même une fièvre jubilaire qui justifie la parution de ces deux volumes, gageons que c’est plutôt la pérennité d’un personnage hors du commun qui aura incité les auteurs à en revisiter la lettre et l’esprit.
Lire la critique sur le site : LaLibreBelgique
Citations et extraits (23) Voir plus Ajouter une citation
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Voilà deux diamants, dit-il, et je n’ai qu’une fille; me voilà dans un étrange embarras! Il fit venir Barbabou, et lui demanda s’il ne l’avait point trompé. Barbabou jura qu’il avait acheté son diamant d’un Arménien; l’autre ne disait pas de qui il tenait le sien, mais il proposa un expédient: ce fut qu’il plût à son altesse de le faire combattre sur-le-champ contre son rival. Ce n’est pas assez que votre gendre donne un diamant, disait-il, il faut aussi qu’il donne des preuves de valeur: ne trouvez-vous pas bon que celui qui tuera l’autre épouse la princesse? Très bon, répondit le prince, ce sera un fort beau spectacle pour la cour; battez-vous vite tous deux; le vainqueur prendra les armes du vaincu, selon l’usage de Cachemire, et il épousera ma fille.

Les deux prétendants descendent aussitôt dans la cour. Il y avait sur l’escalier une pie et un corbeau. Le corbeau criait, Battez-vous, battez-vous; la pie, Ne vous battez pas. Cela fit rire le prince; les deux rivaux y prirent garde à peine: ils commencent le combat; tous les courtisans faisaient un cercle autour d’eux. La princesse, se tenant toujours renfermée dans sa tour, ne voulut point assister à ce spectacle; elle était bien loin de se douter que son amant fût à Cachemire, et elle avait tant d’horreur pour Barbabou, qu’elle ne voulait rien voir. Le combat se passa le mieux du monde; Barbabou fut tué roide, et le peuple en fut charmé parce qu’il était laid, et que Rustan était fort joli: c’est presque toujours ce qui décide de la faveur publique.

Le vainqueur revêtit la cotte de maille, l’écharpe, et le casque du vaincu, et vint, suivi de toute la cour, au son des fanfares, se présenter sous les fenêtres de sa maîtresse, Tout le monde criait: Belle princesse, venez voir votre beau mari qui a tué son vilain rival; ses femmes répétaient ces paroles. La princesse mit par malheur la tête à la fenêtre, et voyant l’armure d’un homme qu’elle abhorrait, elle courut en désespérée à son coffre de la Chine, et tira le javelot fatal qui alla percer son cher Rustan au défaut de la cuirasse; il jeta un grand cri, et à ce cri la princesse crut reconnaître la voix de son malheureux amant.

Elle descend échevelée, la mort dans les yeux et dans le cœur. Rustan était déjà tombé tout sanglant dans les pas de son père.

Elle le voit: ô moment! ô vue! ô reconnaissance dont on ne peut exprimer ni la douleur, ni la tendresse, ni l’horreur! Elle se jette sur lui, elle l’empasse: Tu reçois, lui dit-elle, les premiers et les derniers baisers de ton amante et de ta meurtrière. Elle retire le dard de la plaie, l’enfonce dans son cœur, et meurt sur l’amant qu’elle adore. Le père épouvanté, éperdu, prêt à mourir comme elle, tâche en vain de la rappeler à la vie; elle n’était plus. Il maudit ce dard fatal, le pise en morceaux, jette au loin ses deux diamants funestes; et, tandis qu’on prépare les funérailles de sa fille, au lieu de son mariage, il fait transporter dans son palais Rustan ensanglanté, qui avait encore un reste de vie.

On le porte dans un lit. La première chose qu’il voit aux deux côtés de ce lit de mort, c’est Topaze et Ébène. Sa surprise lui rendit un peu de force. Ah! cruels, dit-il, pourquoi m’avez-vous abandonné? peut-être la princesse vivrait encore; si vous aviez été près du malheureux Rustan. Je ne vous ai pas abandonné un seul moment, dit Topaze. - J’ai toujours été près de vous, dit Ébène.

Ah! que dites-vous ? pourquoi insulter à mes derniers moments? répondit Rustan d’une voix languissante. Vous pouvez m’en croire, dit Topaze; vous savez que je n’approuvai jamais ce fatal voyage dont je prévoyais les horribles suites. C’est moi qui étais l’aigle qui a combattu contre le vautour, et qu’il a déplumé; j’étais l’éléphant qui emportait le bagage, pour vous forcer à retourner dans votre patrie; j’étais l’âne rayé qui vous ramenait malgré vous chez votre père: c’est moi qui ai égaré vos chevaux; c’est moi qui ai formé le torrent qui vous empêchait de passer; c’est moi qui ai élevé la montagne qui vous fermait un chemin si funeste; j’étais le médecin qui vous conseillait l’air natal; j’étais la pie qui vous criait de ne point combattre.

Et moi, dit Ébène, j’étais le vautour qui a déplumé l’aigle; le rhinocéros qui donnait cent coups de corne à l’éléphant, le vilain qui battait l’âne rayé; le marchand qui vous donnait des chameaux pour courir à votre perte; j’ai bâti le pont sur lequel vous avez passé; j’ai creusé la caverne que vous avez traversée; je suis le médecin qui vous encourageait à marcher; le corbeau qui vous criait de vous battre.

Hélas! souviens-toi des oracles, dit Topaze: «Si tu vas à l’orient, tu seras à l’occident». Oui, dit Ébène, on ensevelit ici les morts le visage tourné à l’occident: l’oracle était clair, que ne l’as-tu compris? «Tu as possédé, et tu ne possédais pas;» car tu avais le diamant, mais il était faux, et tu n’en savais rien. Tu es vainqueur, et tu meurs; tu es Rustan, et tu cesses de l’être: tout a été accompli.

Comme il parlait ainsi, quatre ailes blanches couvrirent le corps de Topaze, et quatre ailes noires celui d’Ébène. Que vois-je? s’écria Rustan. Topaze et Ébène répondirent ensemble: Tu vois tes deux génies. Eh! messieurs, leur dit le malheureux Rustan, de quoi vous mêliez-vous ? et pourquoi deux génies pour un pauvre homme? C’est la loi, dit Topaze chaque homme a ses deux génies, c’est Platon qui l’a dit le premier, et d’autres l’ont répété ensuite; tu vois que rien n’est plus véritable: moi, qui te parle, je suis ton bon génie, et ma charge était de veiller auprès de toi jusqu’au dernier moment de ta vie; je m’en suis fidèlement acquitté.

Mais, dit le mourant, si ton emploi était de me servir, je suis donc d’une nature fort supérieure à la tienne; et puis comment oses-tu dire que tu es mon bon génie, quand tu m’as laissé tromper dans tout ce que j’ai entrepris, et que tu me laisses mourir moi et ma maîtresse misérablement ? Hélas! c’était ta destinée, dit Topaze. Si c’est la destinée qui fait tout, dit le mourant, à quoi un génie est-il bon ? Et toi, Ebène, avec tes quatre ailes noires, tu es apparemment mon mauvais génie? Vous l’avez dit, répondit Ébène. Mais tu étais donc aussi le mauvais génie de ma princesse ? Non, elle avait le sien, et je l’ai parfaitement secondé. Ah! maudit Ébène, si tu es si méchant, tu n’appartiens donc pas au même maître que Topaze ? vous avez été formés tous deux par deux principes différents, dont l’un est bon, et l’autre méchant de sa nature ? Ce n’est pas une conséquence, dit Ébène, mais c’est une grande difficulté. Il n’est pas possible, reprit l’agonisant, qu’un être favorable ait fait un génie si funeste. Possible ou non possible, repartit Ébène, la chose est comme je te le dis. Hélas! dit Topaze, mon pauvre ami, ne vois-tu pas que ce coquin-là a encore la malice de te faire disputer pour allumer ton sang et précipiter l’heure de ta mort? Va, je ne suis guère plus content de toi que de lui, dit le triste Rustan: il avoue du moins qu’il a voulu me faire du mal; et toi, qui prétendais me défendre, tu ne m’as servi de rien. J’en suis bien fâché, dit le bon génie. Et moi aussi, dit le mourant; il y a quelque chose là-dessous que je ne comprends pas. Ni moi non plus, dit le pauvre bon génie. J’en serai instruit dans un moment, dit Rustan. C’est ce que nous verrons, dit Topaze. Alors tout disparut. Rustan se retrouva dans la maison de son père, dont il n’était pas sorti, et dans son lit où il avait dormi une heure.

Il se réveille en sursaut, tout en sueur, tout égaré; il se tâte, il appelle, il crie, il sonne. Son valet de champe, Topaze, accourt en bonnet de nuit, et tout en bâillant. Suis-je mort, suis-je en vie? s’écria Rustan; la belle princesse de Cachemire en réchappera-t-elle?.... Monseigneur rêve-t-il? répondit froidement Topaze.

Ah! s’écriait Rustan, qu’est donc devenu ce barbare Ébène avec ses quatre ailes noires ? c’est lui qui me fait mourir d’une mort si cruelle. – Monseigneur, je l’ai laissé là-haut qui ronfle; voulez-vous qu’on le fasse descendre? – Le scélérat! il y a six mois entiers qu’il me persécute; c’est lui qui me mena à cette fatale foire de Cabul; c’est lui qui m’escamota le diamant que m’avait donné la princesse; il est seul la cause de mon voyage, de la mort de ma princesse, et du coup de javelot dont je meurs à la fleur de mon âge.

Rassurez-vous, dit Topaze; vous n’avez jamais été à Cabul; il n’y a point de princesse de Cachemire; son père n’a jamais eu que deux garçons qui sont actuellement au collège. Vous n’avez jamais eu de diamant; la princesse ne peut être morte, puisqu’elle n’est pas née; et vous vous portez à merveille.

Comment! il n’est pas vrai que tu m’assistais à la mort dans le lit du prince de Cachemire? Ne m’as-tu pas avoué que, pour me garantir de tant de malheurs, tu avais été aigle, éléphant, âne rayé, médecin, et pie? – Monseigneur, vous avez rêvé tout cela: nos idées ne dépendent pas plus de nous dans le sommeil que dans la veille. Dieu a voulu que cette file d’idées vous ait passé par la tête, pour vous donner apparemment quelque instruction dont vous ferez votre profit.

Tu te moques de moi, reprit Rustan; combien de temps ai-je dormi? – Monseigneur, vous n’avez encore dormi qu’une heure. – Eh bien! maudit raisonneur, comment veux-tu qu’en une heure de temps j’aie été à la foire de Cabul il y a six mois, que j’en sois revenu, que j’aie fait le voyage de Cachemire, et que nous soyons morts, Barbabou, la princesse, et moi? – Monseigneur, il n’y a rien de plus aisé et de plus ordinaire, et vous auriez pu réellement faire le tour du monde, et avoir beaucoup plus d’aventures en bien moins de temps.
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Le Blanc et le Noir 2/

Rien n’est si beau, ni si rare, ni si léger à la course que les ânes de cette espèce. Celui-ci répondait aux coups redoublés du vilain par des ruades qui auraient pu déraciner un chêne. Le jeune mirza prit, comme de raison, le parti de l’âne, qui était une créature charmante. Le rustre s’enfuit en disant à l’âne, Tu me le paieras. L’âne remercia son libérateur en son langage, s’approcha, se laissa caresser, et caressa. Rustan monte dessus après avoir dîné, et prend le chemin de Cachemire avec ses domestiques, qui suivent les uns à pied, les autres montés sur l’éléphant.

A peine était-il sur son âne que cet animal tourne vers Cabul, au lieu de suivre la route de Cachemire. Son maître a beau tourner la pide, donner des saccades, serrer les genoux, appuyer des éperons, rendre la pide, tirer à lui, fouetter à droite et à gauche, l’animal opiniâtre courait toujours vers Cabul.

Rustan suait, se démenait, se désespérait, quand il rencontre un marchand de chameaux qui lui dit: Maître, vous avez là un âne bien malin qui vous mène où vous ne voulez pas aller; si vous voulez me le céder, je vous donnerai quatre de mes chameaux à choisir. Rustan remercia la Providence de lui avoir procuré un si bon marché. Topaze avait grand tort, dit-il, de me dire que mon voyage serait malheureux. Il monte sur le plus beau chameau, les trois autres suivent; il rejoint sa caravane, et se voit dans le chemin de son bonheur.

A peine a-t-il marché quatre parasanges qu’il est arrêté par un torrent profond, large, et impétueux, qui roulait des rochers blanchis d’écume. Les deux rivages étaient des précipices affreux qui éblouissaient la vue et glaçaient le courage; nul moyen de passer, nul d’aller à droite ou à gauche. Je commence à craindre, dit Rustan, que Topaze n’ait eu raison de blâmer mon voyage, et moi grand tort de l’entreprendre; encore, s’il était ici, il me pourrait donner quelques bons avis. Si j’avais Ébène, il me consolerait, et il trouverait des expédients; mais tout me manque. Son embarras était augmenté par la consternation de sa troupe: la nuit était noire, on la passa à se lamenter. Enfin la fatigue et l’abattement endormirent l’amoureux voyageur. Il se réveille au point du jour, et voit un beau pont de marpe élevé sur le torrent d’une rive à l’autre.

Ce furent des exclamations, des cris d’étonnement et de joie.

Est-il possible? est-ce un songe? quel prodige! Quel enchantement ! oserons-nous passer? Toute la troupe se mettait à genoux, se relevait, allait au pont, baisait la terre, regardait le ciel, étendait les mains, posait le pied en tremblant, allait, revenait, était en extase; et Rustan disait: Pour le coup le ciel me favorise: Topaze ne savait ce qu’il disait; les oracles étaient en ma faveur; Ebène avait raison; mais pourquoi n’est-il pas ici?

A peine la troupe fut-elle au-delà du torrent que voilà le pont qui s’abîme dans l’eau avec un fracas épouvantable. Tant mieux! tant mieux! s’écria Rustan; Dieu soit loué! le ciel soit béni! il ne veut pas que je retourne dans mon pays, où je n’aurais été qu’un simple gentilhomme; il veut que j’épouse ce que j’aime. Je serai prince de Cachemire; c’est ainsi qu’en «possédant» ma maîtresse, je ne «posséderai» pas mon petit marquisat à Candahar.

«Je serai Rustan, et je ne le serai pas», puisque je deviendrai un grand prince: voilà une grande partie de l’oracle expliquée nettement en ma faveur, le reste s’expliquera de même: je suis trop heureux; mais pourquoi Ébène n’est-il pas auprès de moi? Je le regrette mille fois plus que Topaze.

Il avança encore quelques parasanges avec la plus grande allégresse; mais, sur la fin du jour, une enceinte de montagnes plus roides qu’une contrescarpe, et plus hautes que n’aurait été la tour de Babel, si elle avait été achevée, barra entièrement la caravane saisie de crainte.

Tout le monde s’écria: Dieu veut que nous périssions ici! il n’a pisé le pont que pour nous ôter tout espoir de retour; il n’a élevé la montagne que pour nous priver de tout moyen d’avancer.

O Rustan! ô malheureux marquis! nous ne verrons jamais Cachemire, nous ne rentrerons jamais dans la terre de Candahar.

La plus cuisante douleur, l’abattement le plus accablant, succédaient dans l’âme de Rustan à la joie immodérée qu’il avait ressentie, aux espérances dont il s’était enivré. Il était bien loin d’interpréter les prophéties à son avantage. O ciel! O Dieu paternel! faut-il que j’aie perdu mon ami Topaze!

Comme il prononçait ces paroles en poussant de profonds soupirs, et en versant des larmes au milieu de ses suivants désespérés, voilà la base de la montagne qui s’ouvre, une longue galerie en voûte, éclairée de cent mille flambeaux, se présente aux yeux éblouis; et Rustan de s’écrier, et ses gens de se jeter à genoux, et de tomber d’étonnement à la renverse, et de crier miracle! Et de dire: Rustan est le favori de Vitsnou, le bien-aimé de Pama; il sera le maître du monde. Rustan le croyait, il était hors de lui, élevé au-dessus de lui-même. Ah! Ébène, mon cher Ébène! où êtes-vous ? que n’êtes-vous témoin de toutes ces merveilles! comment vous ai-je perdu ? Belle princesse de Cachemire, quand reverrai-je vos charmes ?

Il avance avec ses domestiques, son éléphant, ses chameaux, sous la voûte de la montagne, au bout de laquelle il entre dans une prairie émaillée de fleurs et bordée de ruisseaux: au bout de la prairie ce sont des allées d’arpes à perte de vue; et au bout de ces allées, une rivière, le long de laquelle sont mille maisons de plaisance, avec des jardins délicieux. Il entend partout des concerts de voix et d’instruments; il voit des danses; il se hâte de passer un des ponts de la rivière; il demande au premier homme qu’il rencontre quel est ce beau pays.

Celui auquel il s’adressait lui répondit: Vous êtes dans la province de Cachemire; vous voyez les habitants dans la joie et dans les plaisirs; nous célépons les noces de notre belle princesse, qui va se marier avec le seigneur Barbabou, à qui son père l’a promise; que Dieu perpétue leur félicité! A ces paroles Rustan tomba évanoui, et le seigneur cachemirien crut qu’il était sujet à l’épilepsie; il le fit porter dans sa maison, où il fut long-temps sans connaissance. On alla chercher les deux plus habiles médecins du canton; ils tâtèrent le pouls du malade qui, ayant repris un peu ses esprits, poussait des sanglots, roulait les yeux, et s’écriait de temps en temps: Topaze, Topaze, vous aviez bien raison!

L’un des deux médecins dit au seigneur cachemirien: Je vois à son accent que c’est un jeune homme de Candahar, à qui l’air de ce pays ne vaut rien; il faut le renvoyer chez lui; je vois à ses yeux qu’il est devenu fou; confiez-le-moi, je le ramènerai dans sa patrie, et je le guérirai. L’autre médecin assura qu’il n’était malade que de chagrin, qu’il fallait le mener aux noces de la princesse, et le faire danser. Pendant qu’ils consultaient, le malade reprit ses forces; les deux médecins furent congédiés, et Rustan demeura tête à tête avec son hôte.

– Seigneur, lui dit-il, je vous demande pardon de m’être évanoui devant vous, je sais que cela n’est pas poli; je vous supplie de vouloir bien accepter mon éléphant, en reconnaissance des bontés dont vous m’avez honoré. Il lui conta ensuite toutes ses aventures, en se gardant bien de lui parler de l’objet de son voyage. Mais, au nom de Vitsnou et de Pama, lui dit-il, apprenez-moi quel est cet heureux Barbabou qui épouse la princesse de Cachemire; pourquoi son père l’a choisi pour gendre, et pourquoi la princesse l’a accepté pour son époux.

– Seigneur, lui dit le Cachemirien, la princesse n’a point du tout accepté Barbabou; au contraire elle est dans les pleurs, tandis que toute la province célèpe avec joie son mariage; elle s’est enfermée dans la tour de son palais; elle ne veut voir aucune des réjouissances qu’on fait pour elle. Rustan, en entendant ces paroles, se sentit renaître; l’éclat de ses couleurs, que la douleur avait flétries, reparut sur son visage. Dites-moi, je vous prie, continua-t-il, pourquoi le prince de Cachemire s’obstine à donner sa fille à un Barbabou dont elle ne veut pas.

Voici le fait, répondit le Cachemirien. Savez-vous que notre auguste prince avait perdu un gros diamant et un javelot qui lui tenaient fort au coeur? Ah! je le sais très bien, dit Rustan.

– Apprenez donc, dit l’hôte, que notre prince, au désespoir de n’avoir point de nouvelles de ses deux bijoux, après les avoir fait longtemps chercher par toute la terre, a promis sa fille à quiconque lui rapporterait l’un ou l’autre. Il est venu un seigneur Barbabou qui était muni du diamant, et il épouse demain la princesse.

Rustan pâlit, bégaya un compliment, prit congé de son hôte, et courut sur son dromadaire à la ville capitale où se devait faire la cérémonie. Il arrive au palais du prince, il dit qu’il a des choses importantes à lui communiquer; il demande une audience; on lui répond que le prince est occupé des préparatifs de la noce: c’est pour cela même, dit-il, que je veux lui parler. Il presse tant qu’il est introduit. Monseigneur, dit-il, que Dieu couronne tous vos jours de gloire et de magnificence! votre gendre est un fripon. Comment un fripon! qu’osez-vous dire? est-ce ainsi qu’on parle à un duc de Cachemire du gendre qu’il a choisi? Oui, un fripon, reprit Rustan; et pour le prouver à votre altesse, c’est que voici votre diamant que je vous rapporte.

Le duc tout étonné confronta les deux diamants; et comme il ne s’y connaissait guère, il ne put dire quel était le véritable.
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Le Blanc et le Noir

Tout le monde dans la province de Candahar connaît l’aventure du jeune Rustan. Il était fils unique d’un mirza du pays; c’est comme qui dirait marquis parmi nous, ou baron chez les Allemands. Le mirza, son père, avait un bien honnête. On devait marier le jeune Rustan à une demoiselle, ou mirzasse de sa sorte. Les deux familles le désiraient passionnément. Il devait faire la consolation de ses parents, rendre sa femme heureuse, et l’être avec elle.

Mais par malheur il avait vu la princesse de Cachemire à la foire de Cabul, qui est la foire la plus considérable du monde, et incomparablement plus fréquentée que celle de Bassora et d’Astracan; et voici pourquoi le vieux prince de Cachemire était venu à la foire avec sa fille.

Il avait perdu les deux plus rares pièces de son trésor: l’une était un diamant gros comme le pouce, sur lequel sa fille était gravée par un art que les Indiens possédaient alors, et qui s’est perdu depuis; l’autre était un javelot qui allait de lui-même où l’on voulait; ce qui n’est pas une chose bien extraordinaire parmi nous, mais qui l’était à Cachemire.

Un faquir de son altesse lui vola ces deux bijoux; il les porta à la princesse. Gardez soigneusement ces deux pièces, lui dit-il; votre destinée en dépend. Il partit alors, et on ne le revit plus. Le duc de Cachemire au désespoir résolut d’aller voir, à la foire de Cabul, si de tous les marchands qui s’y rendent des quatre coins du monde il n’y en aurait pas un qui eût son diamant et son arme. Il menait sa fille avec lui dans tous ses voyages.

Elle porta son diamant bien enfermé dans sa ceinture; mais pour le javelot qu’elle ne pouvait si bien cacher, elle l’avait enfermé soigneusement à Cachemire dans son grand coffre de la Chine.

Rustan et elle se virent à Cabul; ils s’aimèrent avec toute la bonne foi de leur âge, et toute la tendresse de leur pays. La princesse, pour gage de son amour, lui donna son diamant, et Rustan lui promit à son départ de l’aller voir secrètement à Cachemire.

Le jeune mirza avait deux favoris qui lui servaient de secrétaires, d’écuyers, de maîtres-d’hôtel, et de valets de champe. L’un s’appelait Topaze; il était beau, bien fait, blanc comme une Circassienne, doux et serviable comme un Arménien, sage comme un Guèpe, l’autre se nommait Ébène; c’était un nègre fort joli, plus empressé, plus industrieux que Topaze, et qui ne trouvait rien de difficile. Il leur communiqua le projet de son voyage. Topaze tâcha de l’en détourner avec le zèle circonspect d’un serviteur qui ne voulait pas lui déplaire; il lui représenta tout ce qu’il hasardait. Comment laisser deux familles au désespoir? comment mettre le couteau dans le cœur de ses parents? Il épanla Rustan; mais Ébène le raffermit et leva tous ses scrupules.

Le jeune homme manquait d’argent pour un si long voyage. Le sage Topaze ne lui en aurait pas fait prêter; Ébène y pourvut. Il prit adroitement le diamant de son maître, en fit faire un faux tout semblable qu’il remit à sa place, et donna le véritable en gage à un Arménien pour quelques milliers de roupies.

Quand le marquis eut ses roupies, tout fut prêt pour le départ.

On chargea un éléphant de son bagage; on monta à cheval. Topaze dit à son maître: J’ai pris la liberté de vous faire des remontrances sur votre entreprise; mais, après avoir remontré, il faut obéir; je suis à vous, je vous aime, je vous suivrai jusqu’au bout du monde; mais consultons en chemin l’oracle qui est à deux parasanges d’ici. Rustan y consentit. L’oracle répondit: «Si tu vas à l’orient, tu seras à l’occident.» Rustan ne comprit rien à cette réponse. Topaze soutint qu’elle ne contenait rien de bon. Ebène, toujours complaisant, lui persuada qu’elle était très favorable.

Il y avait encore un autre oracle dans Cabul; ils y allèrent.

L’oracle de Cabul répondit en ces mots: «Si tu possèdes, tu ne posséderas pas; si tu es vainqueur, tu ne vaincras pas; si tu es Rustan, tu ne le seras pas.» Cet oracle parut encore plus inintelligible que l’autre. Prenez garde à vous, disait Topaze.

Ne redoutez rien, disait Ébène; et ce ministre, comme on peut le croire, avait toujours raison auprès de son maître, dont il encourageait la passion et l’espérance.

Au sortir de Cabul, on marcha par une grande forêt, on s’assit sur l’herbe pour manger, on laissa les chevaux paître. On se préparait à décharger l’éléphant qui portait le dîner et le service, lorsqu’on s’aperçut que Topaze et Ébène n’étaient plus avec la petite caravane. On les appelle; la forêt retentit des noms d’Ébène et de Topaze. Les valets les cherchent de tous côtés, et remplissent la forêt de leurs cris; ils reviennent sans avoir rien vu, sans qu’on leur ait répondu. Nous n’avons trouvé, dirent-ils à Rustan, qu’un vautour qui se battait avec un aigle, et qui lui ôtait toutes ses plumes. Le récit de ce combat piqua la curiosité de Rustan; il alla à pied sur le lieu, il n’aperçut ni vautour ni aigle; mais il vit son éléphant, encore tout chargé de son bagage, qui était assailli par un gros rhinocéros. L’un frappait de sa corne, l’autre de sa trompe. Le rhinocéros lâcha prise à la vue de Rustan; on ramena son éléphant, mais on ne trouva plus les chevaux. Il arrive d’étranges choses dans les forêts quand on voyage! s’écriait Rustan. Les valets étaient consternés, et le maître au désespoir d’avoir perdu à-la-fois ses chevaux, son cher nègre, et le sage Topaze pour lequel il avait toujours de l’amitié, quoiqu’il ne fût jamais de son avis.

L’espérance d’être bientôt aux pieds de la belle princesse de Cachemire le consolait, quand il rencontra un grand âne rayé, à qui un rustre vigoureux et terrible donnait cent coups de bâton.
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Tout est pour le mieux…

Platon rêvait beaucoup, et on n’a pas moins rêvé depuis. Il avait songé que la nature humaine était autrefois double, et qu’en punition de ses fautes elle fut divisée en mâle et femelle.

Il avait prouvé qu’il ne peut y avoir que cinq mondes parfaits, parce qu’il n’y a que cinq corps réguliers en mathématiques. Sa République fut un de ses grands rêves. Il avait rêvé encore que le dormir naît de la veille, et la veille du dormir, et qu’on perd sûrement la vue en regardant une éclipse ailleurs que dans un bassin d’eau. Les rêves alors donnaient une grande réputation.

Voici un de ses songes, qui n’est pas un des moins intéressants. Il lui sembla que le grand Démiourgos, l’éternel Géomètre, ayant peuplé l’espace infini de globes innombrables, voulut éprouver la science des génies qui avaient été témoins de ses ouvrages. Il donna à chacun d’entre eux un petit morceau de matière à arranger, à peu près comme Phidias et Zeuxis auraient donné des statues et des tableaux à faire à leurs disciples, s’il est permis de comparer les petites choses aux grandes.

Démogorgon eut en partage le morceau de boue qu’on appelle la terre et, l’ayant arrangé de la manière qu’on le voit aujourd’hui, il prétendait avoir fait un chef-d’oeuvre. Il pensait avoir subjugué l’envie, et attendait des éloges même de ses confrères; il fut bien surpris d’être reçu d’eux avec des huées.

L’un d’eux, qui était un fort mauvais plaisant, lui dit: «Vraiment vous avez fort bien opéré; vous avez séparé votre monde en deux, et vous avez mis un grand espace d’eau entre les deux hémisphères, afin qu’il n’y eût point de communication de l’un à l’autre. On gèlera de froid sous vos deux pôles, on mourra de chaud sous votre ligne équinoxiale. Vous avez prudemment établi de grands déserts de sables, pour que les passants y mourussent de faim et de soif. Je suis assez content de vos moutons, de vos vaches, et de vos poules; mais franchement, je ne le suis pas trop de vos serpents et de vos araignées. Vos oignons et vos artichauts sont de très bonnes choses; mais je ne vois pas quelle a été votre idée en couvrant la terre de tant de plantes venimeuses, à moins que vous n’ayez eu le dessein d’empoisonner ses habitants. Il me paraît d’ailleurs que vous avez formé une trentaine d’espèces de singes, beaucoup plus d’espèces de chiens, et seulement quatre ou cinq espèces d’hommes: il est vrai que vous avez donné à ce dernier animal ce que vous appelez la raison; mais, en conscience, cette raison-là est trop ridicule, et approche trop de la folie. Il me paraît d’ailleurs que vous ne faites pas grand cas de cet animal à deux pieds, puisque vous lui avez donné tant d’ennemis et si peu de défense, tant de maladies et si peu de remèdes, tant de passions et si peu de sagesse. Vous ne voulez pas apparemment qu’il reste beaucoup de ces animaux-là sur terre: car, sans compter les dangers auxquels vous les exposez, vous avez si bien fait votre compte qu’un jour la petite vérole emportera tous les ans régulièrement la dixième partie de cette espèce, et que la soeur de cette petite vérole empoisonnera la source de la vie dans les neuf parties qui resteront; et, comme si ce n’était pas encore assez, vous avez tellement disposé les choses que la moitié des survivants sera occupée à plaider, et l’autre à se tuer; ils vous auront, sans doute, beaucoup d’obligation, et vous avez fait là un beau chef-d’oeuvre.»

Démogorgon rougit; il sentait bien qu’il y avait du mal moral et du mal physique dans son affaire; mais il soutenait qu’il y avait plus de bien que de mal. «Il est aisé de critiquer, dit-il; mais pensez-vous qu’il soit si facile de faire un animal qui soit toujours raisonnable, qui soit libre, et qui n’abuse jamais de sa liberté? Pensez-vous que, quand on a neuf à dix mille plantes à faire provigner, on puisse si aisément empêcher que quelques-unes de ces plantes n’aient des qualités nuisibles? Vous imaginez-vous qu’avec une certaine quantité d’eau, de sable, de fange et de feu, on puisse n’avoir ni mer, ni désert? Vous venez, monsieur le rieur, d’arranger la planète de Mars; nous verrons comment vous vous en êtes tiré avec vos deux grandes bandes, et quel bel effet font vos nuits sans lune; nous verrons s’il n’y a chez vos gens ni folie, ni maladie.»

En effet, les génies examinèrent Mars, et on tomba rudement sur le railleur. Le sérieux génie qui avait pétri Saturne ne fut pas épargné; ses confrères, les fabricateurs de Jupiter, de Mercure, de Vénus, eurent chacun des reproches à essuyer.

On écrivit de gros volumes et des brochures; on dit des bons mots, on fit des chansons, on se donna des ridicules, les partis s’aigrirent; enfin l’éternel Démiourgos leur imposa silence à tous: «Vous avez fait, leur dit-il, du bon et du mauvais, parce que vous avez beaucoup d’intelligence, et que vous êtes imparfaits; vos oeuvres dureront seulement quelques centaines de millions d’années; après quoi, étant plus instruits, vous ferez mieux: il n’appartient qu’à moi de faire des choses parfaites et immortelles.» Voilà ce que Platon enseignait à ses disciples. Quand il eut cessé de parler, l’un deux lui dit: Et puis vous vous réveillâtes.
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Une fille fort riche avait fait une promesse de mariage à deux mages, et,
après avoir reçu quelques mois des instructions de l’un et de l’autre, elle se
trouva grosse. Ils voulaient tous deux l’épouser. « Je prendrai pour mari, dit elle, celui des deux qui m’a mise en état de donner un citoyen à l’empire.
– C’est moi qui ai fait cette bonne oeuvre, dit l’un.
– C’est moi qui ai eu cet avantage, dit l’autre. – Eh bien ! répondit elle,
je reconnais pour père de l’enfant celui des deux qui lui pourra donner
la meilleure éducation. » Elle accoucha d’un fils. Chacun des mages veut
l’élever. La cause est portée devant Zadig. Il fit venir les deux mages.
« Qu’enseigneras-tu à ton pupille ? dit-il au premier. – Je lui apprendrai,
dit le docteur, les huit parties d’oraison, la dialectique, l’astrologie, la
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démonomanie, ce que c’est que la substance et l’accident, l’abstrait et le
concret ; les monades et l’harmonie préétablie. – Moi, dit le second, je
tâcherai de le rendre juste et digne d’avoir des amis. » Zadig prononça :
« Que tu sois son père ou non, tu épouseras sa mère. »
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